Le meunier dAngibault | Page 4

George Sand
pour un misérable, quand je sens en moi l'héroïsme de l'amour!...
reprit-il avec amertume. Le mot vous parait ambitieux et doit vous faire
sourire de pitié. Il est vrai pourtant, et Dieu me tiendra compte de ma
souffrance... elle est atroce, elle est au-dessus de mon courage,
peut-être.
Et Henri fondit en larmes.

La douleur de ce jeune homme était si profonde et si sincère, que
madame de Blanchemont en fut effrayée. Il y avait dans ces larmes
brûlantes comme un refus invincible d'être heureux, comme un adieu
éternel à toutes les illusions de l'amour et de la jeunesse.
--O mon cher Henri! s'écria Marcelle, quel mal avez-vous donc résolu
de nous faire à tous deux? Pourquoi ce désespoir, quand vous êtes le
maître de ma vie, quand rien ne nous empêche plus d'être l'un à l'autre
devant Dieu et devant les hommes? Est-ce donc mon fils qui est un
obstacle entre nous? ne vous sentez-vous pas l'âme assez grande pour
répartir sur lui une part de l'affection que vous avez pour moi!
Craignez-vous d'avoir à vous reprocher un jour le malheur et l'abandon
de cet enfant de mes entrailles!
--Votre fils! dit Henri en sanglotant, j'aurais une crainte plus sérieuse
que celle de ne l'aimer pas. Je craindrais de l'aimer trop, et de ne
pouvoir me résigner à voir sa vie s'engager en sens inverse de la
mienne dans le courant du siècle. L'usage et l'opinion me
commanderaient de le laisser au monde, et je voudrais l'en arracher,
dussé-je le rendre malheureux, pauvre et désolé avec moi.... Non, je ne
pourrais le regarder avec assez d'indifférence et d'égoïsme pour
consentir à en faire un homme semblable à ceux de sa classe; non!
non!... cela, et autre chose, et tout, dans votre position et dans la
mienne, est un obstacle insurmontable. De quelque côté que j'envisage
un tel avenir, je n'y vois que lutte insensée, malheur pour vous,
anathème sur moi!... C'est impossible, Marcelle, à jamais impossible! je
vous aime trop pour accepter des sacrifices dont vous ne pouvez ni
prévoir les résultats ni mesurer l'étendue. Vous ne me connaissez pas,
je le vois bien. Vous me prenez pour un rêveur indécis et faible. Je suis
un rêveur obstiné et incorrigible. Vous m'avez peut-être accusé
quelquefois d'affectation; vous avez cru qu'un mot de vous me
ramènerait à ce que vous croyez la raison et la vérité. Oh! je suis plus
malheureux que vous ne pensez, et je vous aime plus que vous ne
pouvez le comprendre maintenant. Plus tard... oui, plus tard, vous me
remercierez au fond de vos pensées d'avoir su être malheureux tout
seul.
--Plus tard? et pourquoi? et quand donc? que voulez-vous dire?
--Plus tard, vous dis-je, quand vous vous éveillerez de ce rêve sombre
et maudit où je vous ai entraînée, quand vous retournerez au monde et

que vous en partagerez les enivrements faciles et doux; quand vous ne
serez plus un ange, enfin, et que vous redescendrez sur la terre.
--Oui, oui, quand je serai desséchée par l'égoïsme et corrompue par la
flatterie! Voilà ce que vous voulez dire, voilà ce que vous augurez, de
moi! Dans votre orgueil sauvage, vous ne me croyez pas capable
d'embrasser vos idées et de comprendre votre coeur. Tranchons le mot,
vous ne me trouvez pas digne de vous, Henri!
--Ce que vous dites est affreux, Madame, et cette lutte ne peut se
supporter plus longtemps. Laissez-moi fuir, car nous ne pouvons pas
nous comprendre maintenant.
--Vous me quittez ainsi?
--Non, je ne vous quitte pas; je vais, loin de votre présence, vous
contempler en moi-même et vous adorer dans le secret de mon coeur.
Je vais souffrir éternellement, mais avec l'espoir que vous m'oublierez,
avec le remords d'avoir désiré et recherché votre affection, avec la
consolation du moins de n'en avoir pas lâchement abusé.
Madame de Blanchemont s'était levée pour retenir Henri. Elle retomba
brisée sur son banc.
--Pourquoi donc avez-vous désiré de me voir? lui demanda-t-elle d'un
ton froid et offensé en le voyant s'éloigner.
--Oui, oui, dit-il, vous avez raison de me le reprocher. C'est une
dernière lâcheté de ma part; je le sentais, et je cédais au besoin de vous
voir encore une fois.... J'espérais que je vous retrouverais changée pour
moi; votre silence me l'avait fait croire; j'étais dévoré de chagrin, et je
croyais trouver dans votre froideur la force de me guérir. Pourquoi
suis-je venu? Pourquoi m'aimez-vous? Ne suis-je pas le plus grossier,
le plus ingrat, le plus sauvage, le plus haïssable des hommes? Mais il
vaut mieux que vous me voyiez ainsi, et que vous sachiez bien qu'il n'y
a rien à regretter en moi.... Cela vaut mieux ainsi, et j'ai bien fait de
venir, n'est-ce pas?
Henri parlait avec une sorte d'égarement, ses traits graves et purs
étaient bouleversés, sa voix, ordinairement sympathique
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