et douce avait
un timbre mat et dur qui faisait mal à entendre. Marcelle voyait bien sa
souffrance, mais la sienne propre était si poignante qu'elle ne pouvait
rien faire et rien dire pour leur mutuel soulagement. Elle restait pâle et
muette, les mains crispées l'une dans l'autre et le corps raide comme
une statue. Au moment de sortir, Henri se retourna, et la voyant ainsi, il
vint tomber à ses pieds qu'il couvrit de larmes et de baiser.--Adieu,
dit-il, la plus belle et la plus pure de toutes les femmes, la meilleure des
amies, la plus grande des amantes! Puisses-tu trouver un coeur digne de
toi, un homme qui t'aime comme je t'aime, et qui ne ne t'apporte pas en
dot le découragement et l'horreur de la vie! Puisses-tu être heureuse et
bienfaisante sans traverser les luttes d'une existence comme la mienne!
Enfin, s'il est encore dans le monde où tu vis un reste de loyauté et de
charité humaine, puisses-tu le ranimer de ton souffle divin, et trouver
grâce devant Dieu pour ta caste et pour ton siècle que tu es digne de
racheter à toi seule!
Ayant ainsi parlé, Henri se précipita dehors, oubliant qu'il laissait
Marcelle au désespoir. Il semblait poursuivi par les furies.
Madame de Blanchemont demeura longtemps comme pétrifiée.
Lorsqu'elle retourna dans son appartement, elle marcha lentement dans
sa chambre jusqu'aux premières lueurs du matin, sans verser une larme,
sans troubler par un soupir le silence de la nuit.
Il serait téméraire d'affirmer que cette veuve de vingt-deux ans, belle,
riche et remarquée dans le monde pour sa grâce, ses talents et son esprit,
ne fut pas humiliée et indignée jusqu'à un certain point de voir refuser
sa main par un homme sans naissance, sans fortune et sans aucune
renommée. La fierté offensée de celle jeune femme lui tint
probablement lieu de courage dans les premiers moments. Mais bientôt
la véritable noblesse de ses sentiments lui suggéra des réflexions plus
sérieuses, et, pour la première fois, elle plongea un profond regard dans
sa propre vie et dans la vie générale des êtres dont elle était entourée.
Elle se rappela tout ce que Henri lui avait dit en d'autres temps, alors
qu'il ne pouvait être question entre eux que d'un amour sans espoir. Elle
s'étonna de n'avoir pas assez pris au sérieux ce qu'elle considérait alors
comme des idées romanesques chez ce jeune homme véritablement
austère. Elle commença à le juger avec le calme qu'une volonté
généreuse et forte ramène au milieu des plus violentes émotions du
coeur. A mesure que les heures de la nuit s'écoulaient et que les
horloges lointaines se les jetaient l'une à l'autre, d'une voix argentine et
claire, dans le silence de la grande ville endormie, Marcelle arrivait à
celle lucidité d'esprit que le recueillement d'une longue veille apporte à
la douleur. Élevée dans d'autres principes que ceux de Lémor, elle avait
été pourtant prédestinée en quelque sorte à partager l'amour de ce
plébéien, et à s'y réfugier contre toutes les langueurs et toutes les
tristesses de la vie aristocratique. Elle était de ces âmes tendres et fortes
à la fois, qui ont besoin de se dévouer, et qui ne conçoivent pas d'autre
bonheur que celui qu'elles donnent. Malheureuse dans son ménage,
ennuyée dans le monde, elle s'était laissée aller avec la confiance
romanesque d'une jeune fille à ce sentiment dont elle s'était bientôt fait
une religion. Sincèrement dévote dans son adolescence, elle était
nécessairement devenue passionnée pour un amant qui respectait ses
scrupules et adorait sa chasteté. La piété même l'avait poussée à
s'exalter dans cet amour et à vouloir le consacrer par des liens
indissolubles aussitôt qu'elle s'était vue libre. Elle avait songé avec joie
à sacrifier courageusement les intérêts matériels que prise le monde et
les préjugés étroits de la naissance qui n'avaient jamais trompé son
jugement. Elle croyait faire beaucoup, la pauvre enfant, et c'était
beaucoup en effet; car le monde l'eût blâmée ou raillée. Elle n'avait pas
prévu que ce n'était rien encore, et que la fierté du plébéien repousserait
son sacrifice presque comme un affront.
Éclairée tout à coup par l'effroi, la douleur et la résistance de Lémor,
Marcelle repassait dans son esprit consterné tout ce qu'elle avait
entrevu de la crise sociale où s'agite le siècle. Il n'y a plus rien
d'étranger dans les hautes régions de la pensée aux femmes de notre
temps. Toutes, suivant la portée de leur intelligence, peuvent désormais,
sans affectation et sans ridicule, lire chaque jour sous toutes les formes,
journal ou roman, philosophie, politique ou poésie, discours officiel ou
conversation intime, dans le grand livre triste, diffus, contradictoire et
cependant profond et significatif de la vie actuelle. Elle savait donc
bien, comme nous tous, que ce présent engourdi et malade est aux
prises avec le passé qui le retient
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