Le magasin dantiquités, Tome I | Page 6

Charles Dickens
ouverte et les yeux presque fermés.
Le vieillard était retombé dans sa précédente rêverie et semblait
étranger à ce qui se passait. Mais lorsque Nelly eut cessé de rire, je
remarquai que des larmes obscurcissaient les yeux de la jeune fille, et je
les attribuai à la chaleur de l'accueil qu'elle faisait à son bizarre favori,
peut-être aussi aux petites émotions de cette soirée. Quant à Kit
lui-même, dont le rire était de ceux qui laissent douter si l'on rit ou si
l'on pleure, il s'empara d'une épaisse sandwich[4] et d'un pot de bière,
alla se mettre dans un coin et se disposa à faire largement honneur à ces

provisions.
«Ah! me dit le vieillard se tournant vers moi et me regardant comme si
je venais de lui parler, vous vous trompez bien en prétendant que je n'ai
pas soin d'elle!
-- Il ne faut pas, mon ami, lui répondis-je, attacher trop d'importance à
une remarque fondée sur les premières apparences.
-- Non, non, répliqua le vieillard d'un ton pensif; Nell, viens ici.»
La jeune fille s'empressa de se lever, et elle enlaça de ses bras le cou de
son grand-père.
«Est-ce que je ne t'aime pas, Nelly? demanda-t-il. Dis, est-ce que je ne
t'aime pas, Nelly, oui ou non?»
L'enfant répondit seulement par des caresses et appuya sa tête sur la
poitrine du vieillard.
«Pourquoi sanglotes-tu? dit-il en la pressant contre lui et tournant son
regard vers moi. Est-ce parce que tu sais que je t'aime et que tu m'en
veux de paraître en douter? C'est bon, c'est bon; alors disons donc que
je t'aime tendrement!
-- Oui, oui, c'est la vérité, s'écria-t-elle avec force. Et Kit aussi le sait
bien.»
Kit, qui, en absorbant son pain et son boeuf, plongeait à chaque
bouchée, avec le sang-froid d'un jongleur, son couteau dans sa bouche,
s'arrêta tout court au milieu de ses opérations gastronomiques, en
entendant cet appel à son témoignage, et hurla: «Personne ne serait
assez fou pour dire qu'il ne vous aime pas.» Après quoi, il se rendit
incapable de continuer la conversation en ingurgitant une énorme
sandwich d'un seul coup.
«Elle est pauvre actuellement, dit le vieillard en donnant une petite tape
amicale sur la joue de l'enfant; mais, je le répète, le temps approche où

elle deviendra riche. Ce temps aura été long à venir, mais enfin il
viendra. Il est bien venu pour tant d'autres qui ne font rien que se livrer
à la dépense et aux excès. Oh! quand viendra-t-il pour moi?
-- Je me trouve heureuse comme je suis, grand-père, dit l'enfant.
-- Hum! hum! Tu ne sais pas maintenant... et comment pourrais-tu
savoir?...»
Et il murmura de nouveau à demi-voix:
«Ce temps viendra, je suis certain qu'il viendra. Il n'en paraîtra que
meilleur pour s'être fait attendre.»
Et alors il soupira et retomba dans son état de rêverie; il avait attiré
l'enfant entre ses genoux, et paraissait insensible à tout le reste autour
de lui. Cependant il s'en fallait de quelques minutes seulement que
minuit sonnât. Je me levai pour partir: ce mouvement rappela le
vieillard à la réalité.
«Un moment, monsieur, dit-il. Eh bien! Kit, bientôt minuit, mon garçon,
et vous êtes encore ici! Retournez chez vous, retournez chez vous, et
demain matin soyez exact, car il y a de l'ouvrage à faire. Bonne nuit!
Souhaite-lui le bonsoir, Nelly, et qu'il s'en aille.
-- Bonsoir, Kit, dit l'enfant, les yeux brillants de gaieté et d'amitié.
-- Bonsoir, miss Nell, répondit le jeune garçon.
-- Et remerciez ce gentleman, reprit le vieillard; sans ses bons soins,
j'aurais pu perdre cette nuit ma petite-fille.
-- Non, non, maître, s'écria Kit, pas possible, pas possible.
-- Comment?
-- Je l'aurais retrouvée, maître, je l'aurais retrouvée. Je parie que je
l'aurais retrouvée et aussi vite que qui que ce soit, pourvu qu'elle fût
encore sur la terre. Ha! ha! ha!»

Ouvrant de nouveau sa large bouche en même temps qu'il fermait les
yeux et poussait un éclat de rire d'une voix de stentor, Kit gagna la
porte à reculons en continuant de crier. Une fois hors de la chambre, il
ne fut pas long à décamper.
Après son départ, et tandis que l'enfant était occupée à desservir, le
vieillard dit:
«Monsieur, je n'ai pas paru suffisamment reconnaissant de ce que vous
avez fait pour moi ce soir, mais je vous en remercie humblement et de
tout coeur; Nelly en fait autant, et ses remercîments valent mieux que
les miens. Je serais au regret si, en partant, vous emportiez l'idée que je
ne suis pas assez pénétré de votre bonté ou que je n'ai pas souci de mon
enfant... car certainement, cela n'est pas!
-- Je n'en puis douter, dis-je, après ce que j'ai vu. Mais permettez-moi
de vous adresser une question.
-- Volontiers, monsieur; qu'est-ce?
-- Cette charmante
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