Le magasin dantiquités, Tome I | Page 7

Charles Dickens
enfant, avec tant de beauté et d'intelligence,
n'a-t-elle que vous au monde pour prendre soin d'elle? pas d'autre
compagnie? d'autre guide?
-- Non, non, dit-il, me regardant en face avec anxiété; non, et elle n'a
pas besoin d'en avoir d'autre.
-- Ne craignez-vous pas de vous méprendre sur les nécessités de son
éducation et de son âge? Je suis certain de vos excellentes intentions;
mais vous-même, êtes-vous bien certain de pouvoir remplir une
mission comme celle-là? Je suis un vieillard ainsi que vous; vieillard, je
m'intéresse à ce qui est jeune et plein d'avenir. Avouez-le, dans tout ce
que j'ai vu cette nuit de vous et de cette petite créature, n'y a-t-il pas
quelque chose qui peut mêler de l'inquiétude à cet intérêt?»
Mon hôte garda d'abord le silence, puis il répondit:
«Je n'ai pas le droit de m'offenser de vos paroles. Il est bien vrai qu'à

certains égards nous sommes, moi l'enfant, et Nelly la grande personne,
ainsi que vous avez pu le remarquer déjà. Mais que je sois éveillé ou
endormi, la nuit comme le jour, malade ou en bonne santé, cette enfant
est l'unique objet de ma sollicitude; et si vous saviez de quelle
sollicitude, vous me regarderiez d'un oeil bien différent. Ah! c'est une
vie pénible pour un vieillard, une vie pénible, bien pénible; mais j'ai
devant moi un but élevé, et je ne le perds jamais de vue!»
En le voyant dans ce paroxysme d'exaltation fébrile, je me mis en
devoir de reprendre un pardessus que j'avais déposé en entrant dans la
chambre, résolu à ne rien dire de plus. Je vis avec étonnement la petite
fille qui se tenait patiemment debout, avec un manteau sur le bras, et à
la main un chapeau et une canne.
«Ceci n'est pas à moi, ma chère, lui dis-je.
-- Non, répondit-elle tranquillement, c'est à mon grand-père.
-- Mais il ne sort pas à minuit...
-- Pardon, il va sortir, dit-elle en souriant.
-- Mais vous? Qu'est-ce que vous devenez pendant ce temps-là, chère
petite?
-- Moi? Je reste ici naturellement. C'est comme cela tous les soirs.»
Je regardai le vieillard avec surprise: mais il était ou feignait d'être
occupé du soin de s'arranger pour sortir. Mon regard se reporta de lui
sur cette douce et frêle enfant. Toute seule! dans ce lieu sombre; seule,
toute une longue et triste nuit!
Elle ne parut pas s'apercevoir de ma stupéfaction; mais elle aida
gaiement le vieillard à mettre son manteau: lorsqu'il fut prêt, elle prit un
flambeau pour nous éclairer. Voyant que nous ne la suivions pas assez
vite, elle se retourna le sourire aux lèvres et nous attendit. La cause de
mon hésitation n'avait pas échappé au vieillard; l'expression de sa
physionomie le prouvait; mais il se borna à m'inviter, en inclinant la

tête, à passer devant lui, et il garda le silence. Il ne me restait qu'à obéir.
Lorsque nous eûmes franchi la porte, l'enfant posa son flambeau à terre,
me souhaita le bonsoir et leva vers moi son visage pour m'embrasser.
Puis elle s'élança vers le vieillard, qui la serra dans ses bras et appela
sur elle les bénédictions de Dieu.
«Dors bien, Nell, dit-il doucement, et que les anges gardiens veillent
sur toi dans ton lit! N'oublie pas tes prières, ma mignonne.
-- Non, certes, s'écria-t-elle avec ardeur; je suis si heureuse de prier!
-- Oui, je le sais, cela te fait du bien et cela doit être. Mille bénédictions!
Demain matin, de bonne heure, je serai ici.
-- Vous n'aurez pas besoin de sonner deux fois. La sonnette m'éveille,
même au beau milieu d'un rêve.»
Ce fut ainsi qu'ils se séparèrent. L'enfant ouvrit la porte, maintenant
protégée par un volet que Kit y avait appliqué, en sortant, et avec un
dernier adieu dont la douceur et la tendresse sont bien souvent revenues
à ma mémoire, elle la tint entr'ouverte jusqu'à ce que nous fussions
passés. Le vieillard s'arrêta un moment pour entendre la porte se
refermer et les verrous se tirer à l'intérieur, ensuite, rassuré à cet égard,
il se mit à marcher à pas lents. Au coin de la rue, il s'arrêta. Me
regardant avec un certain embarras, il me dit que nous n'allions pas du
tout par le même chemin et qu'il était obligé de me quitter. J'avais envie
de répondre: mais, avec une vivacité que son extérieur ne m'eût pas
permis de supposer, il s'éloigna précipitamment. Je remarquai qu'à
plusieurs reprises il tourna la tête comme pour s'assurer si je ne l'épiais
pas ou si je ne le suivais pas à quelque distance. À la faveur de
l'obscurité de la nuit, il disparut bientôt à mes yeux.
J'étais demeuré immobile à la place même où il m'avait quitté, sans
pouvoir m'en aller et pourtant sans savoir pourquoi je perdais mon
temps à rester
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