Le lys noir | Page 4

Jules de Gastyne
J'ai été tellement assommé par ce coup, si imprévu pour moi et si cruel surtout, que je n'ai pas la perception nette des choses et que mes idées restent encore toutes confuses. C'est pour cela que je suis venu ici, que j'ai voulu confier mon malheur à quelqu'un.... Je n'aurais pas été assez fort pour le porter tout seul. Et peut-être que ton amitié pour moi te suggérera quelque chose ... une idée à laquelle je pourrais accrocher un lambeau d'espérance. Je suis si malheureux!... Et peut-être pourras-tu me rendre le service que je vais réclamer de ton obligeance.
--Je suis tout disposé, cher ami, à t'être utile, dit Mareuil, qui était toujours prêt à rendre service à ses amis.
C'était un gar?on gros, un peu égo?ste, sur lequel les passions et le sentiment n'avaient pas grande prise, mais qui n'était pas insensible aux chagrins des autres et savait y compatir à l'occasion.
--Tu connais Laurence? dit Brécourt.... Tu connais surtout sa grand'mère.
--Je les vois rarement ... mais nos familles ont été liées.
--Tu pourrais peut-être tenter près d'elle une démarche.
--Tout ce que tu voudras.
--Et avoir de madame de Frémilly l'explication qu'elle m'a refusée.
--Parle ... je t'écoute, dit le gros Mareuil.

II
Jacques de Brécourt parut se recueillir un instant, puis il reprit son récit:
--Il est inutile que je te rappelle avec quelle difficulté j'étais parvenu à vaincre les préventions de madame de Frémilly, qui avait été mise par mes amis au courant de ma vie passée. Madame de Frémilly est une femme charmante, des plus distinguées, une véritable grande dame.
--La dernière douairière du Faubourg, dit Mareuil en lachant une bouffée de fumée.
--Elle a pour sa petite-fille, poursuivit Brécourt, une véritable adoration, un culte même, et elle ne voulait s'en séparer que lorsqu'elle serait s?re que le mari qu'elle lui choisirait la rendrait heureuse.
--Comme si, murmura Mareuil, on pouvait être s?r jamais de ces choses-là!
--Elle prétendait pouvoir l'être.... Dans tous les cas, elle était décidée à prendre les plus minutieuses précautions, à étudier elle-même, avec toute sa science de la vie, toute sa perspicacité, le prétendant qui aspirait à la main de sa petite-fille, ce chef-d'oeuvre de toutes les graces et de toutes les vertus. Je savais cela.... Je savais combien il me serait difficile, avec mon passé, d'être agréé de madame de Frémilly, et je voulais commencer par conquérir la jeune fille, qui se tiendrait moins sur ses gardes que la grand'mère, et qui plaiderait ensuite ma cause auprès d'elle.... C'est ce qui arriva.... J'eus le bonheur d'être remarqué de Laurence, de lui plaire et d'être aimé d'elle, car je suis aimé, j'en suis s?r ... je puis le dire sans fatuité.... Un jour enfin--jour que j'avais jusqu'ici considéré comme le plus beau, le plus triomphant jour de ma vie--je fus admis chez madame la douairière de Frémilly.... Laurence avait d? parler de moi.... A partir de ce jour, je ne vécus plus que pour Laurence.... Je n'avais de joie que lorsque j'étais près d'elle.... Et quand je la quittais, je ne pensais qu'au moment où je reviendrais.
--On dit que c'est ?a le véritable amour, fit Mareuil, l'air sceptique.
--Ah! continua Jacques sans prendre garde à l'interruption ironique de son ami, quelles heures j'ai passées alors ... quelles journées!... Je ne croyais pas qu'il f?t possible ici-bas d'être si heureux.... Quand je franchissais la porte du petit salon où Laurence et sa grand'mère se tenaient d'ordinaire, deux yeux qui avaient pour moi l'éclat de belles fleurs épanouies m'accueillaient en me souriant, et il me semblait que c'était le paradis même qui s'ouvrait pour moi.
--Oui ... oui ... fit Mareuil, indifférent.... C'est très joli ... je ne dis pas....
--Je m'asseyais ... poursuivit de Brécourt, sur un petit tabouret ... près de Laurence, à quelques pas de la grand'mère ... et pendant qu'elle brodait, je la regardais, je la regardais, et j'étais heureux! Nous ne parlions guère.... Quels mots auraient pu exprimer ce que je ressentais?
--Bref, fit Mareuil, que ces détails paraissaient amuser médiocrement ... vous vous aimiez....
--Comme on n'a peut-être pas aimé encore.
--Tous les amoureux disent la même chose.
--Oui. Mais cela n'a peut-être jamais été plus vrai que pour nous deux.
--Plusieurs semaines se passèrent ainsi, reprit Jacques, et un soir, quand Laurence se fut retirée, madame de Frémilly, qui m'avait fait un léger signe de tête pour m'indiquer de rester, me dit:
--Vous aimez ma petite-fille, monsieur de Brécourt?
--De toute mon ame, madame, répondis-je.
--Vous ne lui êtes pas indifférent.
--Oh! madame!
J'aurais voulu, pour cette parole, qui en disait pour moi plus qu'elle n'en avait l'air, qui m'indiquait que j'étais parvenu à conquérir la sympathie--sinon l'amour de Laurence, je n'osais pas espérer, encore un pareil bonheur--j'aurais voulu, dis-je, pour cette parole, qui mettait en moi la belle fleur de l'espérance, j'aurais voulu saisir les mains de la douairière, les couvrir de baisers et de caresses. Je n'osai pas. J'étais si
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 88
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.