Le lys noir | Page 3

Jules de Gastyne
je ne me suis pas précipité ... c'est
qu'un reste d'espoir m'est entré au coeur ... un reste d'espoir qui s'est
évanoui depuis ... que je n'ai plus et qui ne reviendra jamais.... Non, elle
est perdue pour moi ... perdue pour toujours.... J'ai entendu ce soir des
paroles inexorables, et je l'aime, je l'aime à en mourir!
Il s'interrompit et se mit à sangloter.
Mareuil n'osait pas l'interroger.
Il ne devinait pas ce qui était arrivé et il aurait voulu le savoir.
Il murmura pour dire quelque chose:
--Elle ne t'aime plus?
Il eut un geste d'ignorance.
--Je ne sais pas....
--Mais vous étiez fiancés?...

--Je devais l'épouser dans un mois.
--Dans un mois?
--Oui, tout était décidé, conclu, arrangé, à la Madeleine, devant Paris
tout entier, qui eût été jaloux de mon bonheur, qui l'eût envié; qui n'eût
pas été jaloux, qui n'eût pas envié l'homme qui avait le bonheur
suprême, le bonheur surhumain, surnaturel, d'être l'époux de Laurence?
Tu la connais, toi, tu sais comme elle est belle! Tu sais que jamais
peut-être mortelle aussi radieuse, aussi parfaite, aussi rayonnante, faite
de tant de lumière et de rêve, n'a foulé encore le sol boueux de cette
terre flétrie. Tu l'as admirée souvent.
--Oui, fit Mareuil, elle est très belle.
--Très belle! Et aussi bonne que belle, l'âme aussi lumineuse que son
corps de soleil. C'est-à-dire que je ne vis vraiment, que je ne comprends
la vie que depuis que je l'aime, et depuis que je m'en croyais aimé!
--Il y a longtemps que vous vous connaissez?
--Deux ans bientôt.
--Deux ans!
--Je l'avais aperçue un soir, dans un salon.... C'était la première fois,
ai-je su depuis, qu'elle venait dans le monde. Jusque-là, le couvent avait
abrité toutes ses perfections. Elle était venue avec sa grand'mère. Je ne
connaissais ni sa grand'mère ni elle. Je ne pus donc pas lui parler. Mais
je ne cessai pas, toute la soirée, de rôder autour d'elle. Je ne pouvais pas
détacher d'elle mes yeux extasiés. J'appris qui elle était, qu'elle se
nommait Laurence de Frémilly, la dernière descendante d'une grande
race. Elle avait dans les yeux, sur les traits, la distinction, la grâce des
femmes de sa famille dont quelques-unes avaient fait envie à des rois.
Et, dès ce soir-là, je me dis qu'il serait bien heureux celui qui, un jour,
attirerait sur lui ses regards ... qui serait choisi par elle. Je n'osais pas
penser à ce que serait le bonheur d'en être aimé. Mais jamais, au grand
jamais, l'idée ne me vint que je pouvais être cet homme. Je me sentais

si loin d'elle ... si loin de cette pureté, de cette grandeur, par l'indignité
de ma vie! Tu sais quelle vie j'ai menée, livrée à toutes les dissipations,
à toutes les débauches, la vie des jeunes gens riches d'aujourd'hui,
joueurs, amis du plaisir.
--Comme moi, dit Mareuil.
--Comme nous tous. Tu n'es ni meilleur ni plus mauvais qu'aucun de
nous.... Et je ne songeais pas, tu le penses bien, au mariage ... au
mariage avec personne ... moins encore avec elle, qui, je le supposais
bien, ne voudrait jamais de moi, n'était pas faite pour moi.... Et je
songeais à ne plus la revoir, à l'oublier.... L'oublier! Etait-ce possible?...
Quand je fus rentré chez moi, éloigné d'elle, elle était plus présente à
mon esprit ... plus entrée en moi, pour ainsi dire, que lorsque je l'avais
sous mes yeux. Je ne pouvais pas détacher d'elle ma pensée ... chasser
de devant mes yeux l'éblouissante vision qui y était restée ... et sur
laquelle seule, maintenant, ils s'ouvraient. Tout mon être était possédé
par elle, déjà ... et ne devait plus se reprendre.... As-tu aimé, Mareuil?
--Jamais comme ça, dit le jeune homme, qui sourit.
--Alors, poursuivit Brécourt, tu ne peux pas me comprendre.... Tu ne
me comprendras jamais....
--Je n'essaie pas, dit tranquillement Mareuil.
Il avait remué le feu, rallumé les bûches.
Il prit dans une boîte un cigare, car l'histoire, il le voyait, menaçait
d'être longue.
Et il en offrit un à son ami.
Celui-ci refusa, inconscient, sans se rendre compte, tout entier à la
passion qui le possédait et l'exaltait.
--Non, poursuivit-il, tu ne me comprendras pas, tu ne me comprendras
jamais. Enfin, à partir de cette soirée, et sans savoir si je reverrais

jamais celle qui était l'objet d'un tel amour, j'aimai ... Mareuil, j'aimai
comme un insensé, comme un fou.... C'est à cette époque, et sans même
que j'eusse au coeur aucun espoir, que vous avez remarqué dans mon
existence ce changement qui vous a tant surpris.
--Que tu as lâché la grande Marmor?
--Et toutes mes habitudes ... les soupers ... le jeu ... les théâtres.
--Nos réunions au Grand-Seize?
--Tout.
--Enfin, que tu es devenu l'ermite que tu es?
--Que je me suis efforcé d'être....
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