--Pendant longtemps, on s'est demandé quelle mouche te piquait. On a
fait courir même le bruit que tu étais ruiné.... Et plus tard on a compris,
quand on a connu ta passion....
--Et qu'a-t-on dit?
--Encore un homme à la mer!... Et tout de suite on a pensé que cela
finirait par un mariage. Du reste, on ne s'étonnait pas trop, car Laurence
est vraiment une femme qui n'est pas à dédaigner.... Et tu dis que c'est
fini?
--Fini sans espoir, fit Brécourt avec un geste plein d'un tel accablement,
que de nouveau son ami eut pitié de lui....
--Mais pourquoi?
--Je vais te raconter ce qui s'est passé, mais je ne te l'expliquerai pas,
car moi-même je n'y comprends rien et je m'y perds. J'ai été tellement
assommé par ce coup, si imprévu pour moi et si cruel surtout, que je
n'ai pas la perception nette des choses et que mes idées restent encore
toutes confuses. C'est pour cela que je suis venu ici, que j'ai voulu
confier mon malheur à quelqu'un.... Je n'aurais pas été assez fort pour le
porter tout seul. Et peut-être que ton amitié pour moi te suggérera
quelque chose ... une idée à laquelle je pourrais accrocher un lambeau
d'espérance. Je suis si malheureux!... Et peut-être pourras-tu me rendre
le service que je vais réclamer de ton obligeance.
--Je suis tout disposé, cher ami, à t'être utile, dit Mareuil, qui était
toujours prêt à rendre service à ses amis.
C'était un garçon gros, un peu égoïste, sur lequel les passions et le
sentiment n'avaient pas grande prise, mais qui n'était pas insensible aux
chagrins des autres et savait y compatir à l'occasion.
--Tu connais Laurence? dit Brécourt.... Tu connais surtout sa
grand'mère.
--Je les vois rarement ... mais nos familles ont été liées.
--Tu pourrais peut-être tenter près d'elle une démarche.
--Tout ce que tu voudras.
--Et avoir de madame de Frémilly l'explication qu'elle m'a refusée.
--Parle ... je t'écoute, dit le gros Mareuil.
II
Jacques de Brécourt parut se recueillir un instant, puis il reprit son
récit:
--Il est inutile que je te rappelle avec quelle difficulté j'étais parvenu à
vaincre les préventions de madame de Frémilly, qui avait été mise par
mes amis au courant de ma vie passée. Madame de Frémilly est une
femme charmante, des plus distinguées, une véritable grande dame.
--La dernière douairière du Faubourg, dit Mareuil en lâchant une
bouffée de fumée.
--Elle a pour sa petite-fille, poursuivit Brécourt, une véritable adoration,
un culte même, et elle ne voulait s'en séparer que lorsqu'elle serait sûre
que le mari qu'elle lui choisirait la rendrait heureuse.
--Comme si, murmura Mareuil, on pouvait être sûr jamais de ces
choses-là!
--Elle prétendait pouvoir l'être.... Dans tous les cas, elle était décidée à
prendre les plus minutieuses précautions, à étudier elle-même, avec
toute sa science de la vie, toute sa perspicacité, le prétendant qui
aspirait à la main de sa petite-fille, ce chef-d'oeuvre de toutes les grâces
et de toutes les vertus. Je savais cela.... Je savais combien il me serait
difficile, avec mon passé, d'être agréé de madame de Frémilly, et je
voulais commencer par conquérir la jeune fille, qui se tiendrait moins
sur ses gardes que la grand'mère, et qui plaiderait ensuite ma cause
auprès d'elle.... C'est ce qui arriva.... J'eus le bonheur d'être remarqué de
Laurence, de lui plaire et d'être aimé d'elle, car je suis aimé, j'en suis
sûr ... je puis le dire sans fatuité.... Un jour enfin--jour que j'avais
jusqu'ici considéré comme le plus beau, le plus triomphant jour de ma
vie--je fus admis chez madame la douairière de Frémilly.... Laurence
avait dû parler de moi.... A partir de ce jour, je ne vécus plus que pour
Laurence.... Je n'avais de joie que lorsque j'étais près d'elle.... Et quand
je la quittais, je ne pensais qu'au moment où je reviendrais.
--On dit que c'est ça le véritable amour, fit Mareuil, l'air sceptique.
--Ah! continua Jacques sans prendre garde à l'interruption ironique de
son ami, quelles heures j'ai passées alors ... quelles journées!... Je ne
croyais pas qu'il fût possible ici-bas d'être si heureux.... Quand je
franchissais la porte du petit salon où Laurence et sa grand'mère se
tenaient d'ordinaire, deux yeux qui avaient pour moi l'éclat de belles
fleurs épanouies m'accueillaient en me souriant, et il me semblait que
c'était le paradis même qui s'ouvrait pour moi.
--Oui ... oui ... fit Mareuil, indifférent.... C'est très joli ... je ne dis pas....
--Je m'asseyais ... poursuivit de Brécourt, sur un petit tabouret ... près
de Laurence, à quelques pas de la grand'mère ... et pendant qu'elle
brodait, je la regardais, je la regardais, et j'étais heureux! Nous ne
parlions guère.... Quels mots auraient pu exprimer ce que je ressentais?
--Bref, fit Mareuil, que ces détails paraissaient amuser médiocrement ...
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.