Le loup blanc | Page 7

Paul H. C. Féval
grand'peine qu'il conquérait sa place au feu, et il lui fallait exécuter bien des cabrioles pour désarmer le mauvais vouloir du ma?tre d'h?tel, lors de la distribution des vivres.
--Arrière, méchant mouton blanc! disait ce chef des valets de Treml. N'as-tu pas honte, gibier de rebut, de demander la pitance d'un chrétien?
Jean, suivant son humeur, hochait la tête en éclatant de rire, ou baissait ses yeux pleins de larmes. Parfois un éclair de raison ou de fierté semblait traverser sa cervelle. Alors la bordure enflammée de ses paupières devenait livide, tandis qu'une tache écarlate se dessinait sur sa joue. C'était l'affaire d'un instant.
L'écuyer Jude prenait alors le parti du pauvre albinos, dont l'apathie naturelle avait déjà triomphé de sa fugitive colère.
--Un peu plus de charité, ma?tre Alain, disait l'écuyer Jude au majordome; Jean Blanc est le fils de son père, qui était un digne serviteur de Treml. Notre monsieur Nicolas n'entend pas qu'on traite ainsi les bonnes gens de la forêt.
Jude ne mentait point. Nicolas Treml était doux envers ses vassaux; mais, si accompli que soit le ma?tre, l'insolence, cette gangrène de la valetaille, sait toujours se faire place en quelque coin de l'office.
Alain, le ma?tre d'h?tel, grommelait un juron armoricain et coupait à Jean Blanc un morceau de pain de mauvaise grace. Celui-ci trempait aussit?t sa soupe, sans rancune apparente, et la dévorait avec la plus parfaite égalité d'ame. Quand il avait fini, on lui donnait une seconde écuelle de bouillon bien chaud qu'il portait à son père, Mathieu Blanc, le vieux vannier de la Fosse-aux-Loups.
Cette tranquillité de Jean Blanc était-elle feinte ou réelle? nous ne saurions trancher cette question d'une manière précise, et parmi ceux qui le connaissaient, les avis étaient partagés. On s'accordait à reconna?tre que sa cervelle ne contenait point la somme d'idées raisonnables que comporte l'intelligence de l'homme; mais était-il sérieusement idiot?
Tant que durait le jour, il chantait de bizarres refrains sur les couronnes de chataigniers, ou bien il gambadait le long des chemins. à vêpres, son blême visage grima?ait à faire pamer de rire chantres, marguillier et bedeau.
Et pourtant Jean priait dévotement.
Et pourtant Jean soignait son vieux père avec l'attention d'une fille dévouée; quand Mathieu avait besoin de remèdes, Jean travaillait double, et plus d'un paysan affirmait l'avoir vu, le soir, agenouillé au chevet du vieillard endormi.
En outre, on le savait capable d'une reconnaissance sans bornes. Il s'était jeté, sans armes, au-devant d'un sanglier qui mena?ait l'écuyer Jude, son protecteur, et il avait escaladé plus d'une fois les hautes murailles du jardin de La Tremlays, rien que pour baiser, en pleurant de joie, les mains du petit Georges, le petit-fils de son bienfaiteur.
Sa tendresse pour l'enfant était poussée jusqu'à la passion, et ceux qui ne croyaient point à l'idiotisme de Jean disaient que sa haine pour M. de Vaunoy venait de ce qu'il le regardait comme un intrus, destiné à frustrer le petit Georges de son héritage.
Ils disaient cela quand ils n'avaient point à dire autre chose de plus intéressant, car, bien entendu, Jean Blanc était un sujet de conversation fort secondaire. à part Vaunoy qui le craignait vaguement d'instinct, Jude et M. de La Tremlays qui ne dédaignaient point de causer parfois familièrement avec lui, personne ne s'occupait beaucoup du pauvre albinos.
On admirait sa merveilleuse adresse à tous les exercices du corps, comme on e?t admiré l'agilité d'un chevreuil de la forêt. Sa douteuse folie ne l'entourait pas même de ce prestige qui s'attache, dans les contrées demi-sauvages, aux êtres privés de raison. Les gens de la forêt se défiaient de sa démence et ne la trouvaient point de franc aloi.
Quant aux femmes, Jean était pour elles un objet de dégo?t ou de moquerie. Elles riaient en apercevant de loin sa face enfarinée que nous ne saurions comparer qu'au masque populaire de nos pierrots; elles frissonnaient lorsque le soir elles voyaient briller, sous le linceul de sa chevelure, l'éclat phosphorescent de ses yeux.
Revenons à Nicolas Treml que nous avons laissé méditant au chevet de son petit-fils Georges.
Sans doute le sujet de ses réflexions le captivait bien puissamment; car pendant de longues heures il demeura immobile et si profondément absorbé qu'on e?t pu le prendre pour l'un de ces vieillards de pierre qui dorment autour des tombeaux.
L'horloge du chateau avait sonné minuit depuis longtemps lorsqu'il secoua sa préoccupation.
Il se leva; son visage était sombre, mais résolu. Il saisit la lampe qui br?lait auprès de lui et traversa doucement la salle, assourdissant le sonore cliquetis de ses éperons pour ne point troubler le sommeil de Georges.
--Vaunoy est incapable de me trahir, murmura-t-il; je le crois... sur mon salut, je le crois! Mais la confiance n'exclut pas la prudence, et il n'y a que Dieu pour sonder jusqu'au fond le coeur des hommes. Je veux prendre mes précautions.
Le vent des nuits courait dans les longs corridors de
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