Le livre des masques | Page 5

Remy de Gourmont
moindres eurent des
intuitions de génie) que le signe de la main qui encourage aux voyages
obscurs! Le commun des hommes, et les plus conscients, qui ont tant
d'heures de tiédeur, y trouveraient des encouragements à goûter la
simplicité des jours et les murmures sourds de la vie profonde. Ils
apprendraient la signification des gestes très humbles et des mots très
futiles, et que le rire d'un enfant ou le babillage d'une femme équivalent
par ce qu'ils contiennent d'âme et de mystère aux plus éblouissantes
paroles des Sages. Car M. Maeterlinck, avec son air d'être un Sage, et
bien sage, nous confie des pensées inhabituelles et d'une candeur bien
irrespectueuse de la tradition psychologique, et d'une audace bien
dédaigneuse des habitudes mentales, assumant la bravoure de
n'attribuer aux choses que l'importance qu'elles auraient dans un monde
définitif. Ainsi la sensualité est tout à fait absente de ses méditations; il
connaît l'importance mais aussi l'insignifiance des mouvements du sang
et des nerfs, orages qui précèdent ou suivent, mais n'accompagnent
jamais la pensée; et s'il parle de femmes qui sont autre chose qu'une
âme, c'est pour s'enquérir «du sel mystérieux qui conserve à jamais le
souvenir de la rencontre de deux bouches».
De poèmes ou de philosophies, la littérature de M. Maeterlinck vient à
une heure où nous avons le plus besoin d'être surélevés et fortifiés, à

une heure où il n'est pas indifférent qu'on nous dise que le but suprême
de la vie c'est «de tenir ouvertes les grandes routes qui mènent de ce
qu'on voit à ce qu'on ne voit pas». M. Maeterlinck n'a pas seulement
tenu ouvertes les grandes routes frayées par tant d'âmes de bonne
volonté et où de grands esprits çà et là ouvrent leurs bras comme des
oasis,--il semble bien qu'il ait augmenté vers l'infini la profondeur de
ces grandes routes: il a dit «des mots si spécieux tout bas» que les
ronces se sont écartées toutes seules, que des arbres se sont émondés
spontanément et qu'un pas de plus est possible et que le regard va
aujourd'hui plus loin qu'hier.
D'autres ont sans doute ou eurent une langue plus riche, une
imagination plus féconde, un don plus net de l'observation, plus de
fantaisie, des facultés plus aptes à claironner les musiques du
verbe,--soit, mais avec une langue timide et pauvre, d'enfantines
combinaisons dramatiques, un système presque énervant de répétition
phraséologique, avec ces maladresses, avec toutes les maladresses,
Maurice Maeterlinck oeuvre des livres et des livrets d'une originalité
certaine, d'une nouveauté si vraiment neuve qu'elle déconcertera
longtemps encore le lamentable troupeau des misonéistes, le peuple de
ceux qui pardonnent une hardiesse, s'il y a un précédent,--comme dans
le protocole --mais qui regardent en défiance le génie, qui est la
hardiesse perpétuelle.

EMILE VERHAEREN
De tous les poètes d'aujourd'hui, narcisses penchés le long de la rivière,
M. Verhaeren est le moins complaisant à se laisser admirer. Il est rude,
violent, maladroit. Occupé depuis vingt ans à forger un outil étrange et
magique, il demeure dans une caverne de la montagne, martelant les
fers rougis, radieux des reflets du feu, auréolé d'étincelles. C'est ainsi
que l'on devrait le représenter, forgeron qui,
Comme s'il travaillait l'acier des âmes,
Martèle à grands coups pleins,
les lames
Immenses de la patience et du silence.

Si on découvre sa demeure et qu'on l'interroge, il répond par une
parabole dont chaque mot semble scandé sur l'enclume, et, pour
conclure, il donne un grand coup du marteau lourd.
Quand il ne travaille pas dans sa forge, il s'en va par les campagnes, la
tête et les bras nus, et les campagnes flamandes lui disent des secrets
qu'elles n'ont encore dit à personne. Il voit des choses miraculeuses et
n'en est pas étonné; devant lui passent des êtres singuliers, des êtres que
tout le monde coudoie sans le savoir, visibles pour lui seul. Il a
rencontré le Vent de novembre:
Le vent sauvage de novembre,
Le vent,
L'avez-vous rencontré, le vent
Au carrefour des trois cents
routes...?
Il a vu la Mort et plus d'une fois; il a vu la Peur; il a vu le Silence
S'asseoir immensément du côté de la nuit.
Le mot caractéristique de la poésie de M. Verhaeren, c'est le mot
halluciné. De page en page, ce mot surgit; un recueil tout entier, les
Campagnes hallucinées, ne l'a pas délivré de cette obsession;
l'exorcisme n'était pas possible, car c'est la nature et l'essence même de
M. Verhaeren d'être le poète halluciné. «Les sensations, disait Taine,
sont des hallucinations vraies», mais où commence la vérité et où
finit-elle? Qui oserait la circonscrire? Le poète, qui n'a pas de scrupules
psychologiques, ne s'attarde pas au soin de partager les hallucinations
en vraies et en fausses; pour lui, elles sont toutes vraies, si elles sont
aiguës ou fortes, et il les raconte avec ingénuité,--et quand le récit est
fait
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