Le livre des masques | Page 6

Remy de Gourmont
par M. Verhaeren, il est très beau. La beauté en art est un résultat
relatif et qui s'obtient par le mélange d'éléments très divers, souvent les
plus inattendus. De ces éléments, un seul est stable et permanent; il doit
se retrouver dans toutes les combinaisons: c'est la nouveauté. Il faut
qu'une oeuvre d'art soit nouvelle, et on la reconnaît nouvelle tout
simplement à ceci qu'elle vous donne une sensation non encore
éprouvée.

Si elle ne donne pas cela, une oeuvre, quelque parfaite qu'on la juge, est
tout ce qu'il y a de pire et de méprisable; elle est inutile et laide,
puisque rien n'est plus absolument utile que la beauté. Chez M.
Verhaeren, la beauté est faite de nouveauté et de puissance; ce poète est
un fort et, depuis ces Villes tentaculaires qui viennent de surgir avec la
violence d'un soulèvement tellurique, nul n'oserait lui contester l'état et
la gloire d'un grand poète. Peut-être n'a-t-il pas encore achevé tout à fait
l'instrument magique qu'il forge depuis vingt ans. Peut-être n'est-il pas
encore tout à fait maître de sa langue; il est inégal; il laisse ses plus
belles pages s'alourdir d'épithètes inopportunes, et ses plus beaux
poèmes s'empêtrer dans ce qu'on appelait jadis le prosaïsme. Pourtant
l'impression reste, de puissance et de grandeur, et oui: c'est un grand
poète. Écoutez ce fragment des Cathédrales:
--O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent

Comme des houles!
Les ostensoirs, ornés de soie,
Vers les villes échafaudées,
En toits
de verre et de cristal,
Du haut du choeur sacerdotal.
Tendent la
croix des gothiques idées.
Ils s'imposent dans l'or des clairs dimanches
--Toussaint, Noël,
Pâques et Pentecôtes blanches.
Ils s'imposent dans l'or et dans
l'encens et dans la fête Du grand orgue battant du vol de ses tempêtes
Les chapiteaux rouges et les voûtes vermeilles;
Ils sont une âme, en
du soleil,
Qui vit de vieux décor et d'antique mystère
Autoritaire.
Pourtant, dès que s'éteignent le cantique
Et l'antienne naïve et
prismatique,
Un deuil d'encens évaporé s'empreint
Sur les trépieds
d'argent et les autels d'airain;
Et les vitraux, grands de siècles agenouillés
Devant le Christ, avec
leurs papes immobiles
Et leurs martyrs et leurs héros, semblent
trembler
Au bruit d'un train hautain qui passe sur la ville.

M. Verhaeren paraît un fils direct de Victor Hugo, surtout en ses
premières oeuvres; même après son évolution vers une poésie plus
librement fiévreuse, il est encore resté romantique; appliqué à son génie,
ce mot garde toute sa splendeur et toute son éloquence. Voici, pour
expliquer cela, quatre strophes évoquant les temps de jadis:
Jadis--c'était la vie errante et somnambule,
A travers les matins et les
soirs fabuleux,
Quand la droite de Dieu vers les Chanaans bleus

Traçait la route d'or au fond des crépuscules.
Jadis--c'était la vie énorme, exaspérée,
Sauvagement pendue aux
crins des étalons,
Soudaine, avec de grands éclairs à ses talons
Et
vers l'espace immense immensément cabrée.
Jadis--c'était la vie ardente, évocatoire;
La Croix blanche de ciel, la
Croix rouge d'enfer
Marchaient, à la clarté des armures de fer,

Chacune à travers sang, vers son ciel de victoire.
Jadis--c'était la vie écumante et livide,
Vécue et morte, à coups de
crime et de tocsins,
Bataille entre eux, de proscripteurs et d'assassins,

Avec, au-dessus d'eux, la mort folle et splendide.
Ces vers sont tirés des Villages illusoires, écrits presque uniquement en
vers libres assonances et coupés selon un rythme haletant, mais M.
Verhaeren, maître du vers libre, l'est aussi du vers romantique, auquel il
sait imposer, sans le briser, l'effréné, le terrible galop de sa pensée, ivre
d'images, de fantômes et de visions futures.

HENRI DE RÉGNIER
Celui-là vit en un vieux palais d'Italie où des emblèmes et des figures
sont écrits sur les murs. Il songe, passant de salle en salle, il descend
l'escalier de marbre vers le soir, et s'en va dans les jardins, dalles
comme des cours, rêver sa vie parmi les bassins et les vasques,
cependant que les cygnes noirs s'inquiètent de leur nid et qu'un paon,

seul comme un roi, semble boire superbement l'orgueil mourant d'un
crépuscule d'or. M. de Régnier est un poète mélancolique et somptueux:
les deux mots qui éclatent le plus souvent dans ses vers sont les mots or
et mort, et il est des poèmes où revient jusqu'à faire peur l'insistance de
cette rime automnale et royale. Dans le recueil de ses dernières oeuvres
on compterait sans doute plus de cinquante vers ainsi finis: oiseaux d'or,
cygnes d'or, vasques d'or, fleur d'or, et lac mort, jour mort, rêve mort,
automne mort. C'est une obsession très curieuse et symptomatique, non
pas et bien au contraire d'une possible indigence verbale, mais d'un
amour avoué pour une couleur particulièrement riche et d'une richesse
triste comme celle d'un coucher de soleil, richesse qui va devenir
nocturne.
Des mots s'imposent à lui quand il veut peindre ses impressions et la
couleur de ses songes; des mots s'imposent aussi à qui veut le définir et
d'abord celui-ci,
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