Le legs de Caïn | Page 8

Leopold von Sacher-Masoch

Elle avait éteint la lumière, et Maryan sentit deux lèvres brûlantes
contre les siennes, dans ses bras un corps frémissant.

Warwara sortit de la chambre de Maryan, en marchant avec précaution
sur la pointe des pieds.
Arrivée devant sa propre chambre, elle respira, déposa sur le seuil la
chandelle éteinte qu'elle tenait et descendit dans la cour pour demander
des allumettes au juif. Comme il faisait nuit, elle n'avançait qu'à tâtons.
Dans toutes les voitures ronflaient des nez invisibles, formant un
concert étrange qui rappelait un peu l'ouverture du Tannhauser. Tout à
coup, un petit cercle de feu illumina le visage bouffi et la brillante
perruque noire du baron. Warwara put remarquer que ce vieux drôle se
penchait tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre pour regarder dans les
voitures transformées en dortoirs, quand il ne s'accroupissait pas pour
surprendre par les fenêtres basses, éclairées au dedans, les secrets de
toilette d'une Suzanne quelconque.
--Monsieur le baron, dit-elle tout haut, je vous prierai de me donner de
la lumière.
--Comment! vous ici, mademoiselle!... Je vous croyais endormie.

--Il a, pensa Warwara, déjà regardé par ma fenêtre.
Le baron tira son briquet de sa poche et lui remit ce qu'elle demandait.
--Cela vous suffit?
--Tout à fait.
--Alors, je peux baiser aussi la petite main?...
--Toutes les deux si vous voulez.
Il la regarda s'éloigner.
--Quelle charmante créature! Et elle pourrait embellir ma vie... Si ce
freluquet n'était pas ici! Il ne semble pas lui déplaire, quoiqu'il n'ait pas
le sou! Ces petites personnes-là pourtant aiment les belles robes, les
pelisses de fourrure, les diamants...
La méditation du baron fut interrompue par la lumière qui brilla
soudain à la fenêtre de Warwara, dont on avait négligé, non sans
intention peut-être, de fermer les rideaux. L'artificieuse fille posa son
miroir à côté de la chandelle, sur une petite table, et procéda lentement
à se déshabiller, dénouant d'abord ses lourds cheveux et y promenant
ses doigts avec complaisance, puis détachant sa robe, qu'elle posa sur
une chaise; après quoi, elle fit voir par le mouvement le plus naturel ses
épaules virginales et se mit à tresser légèrement les ondes d'or qui
avaient enveloppé jusque-là sa poitrine. Bromirski suivait tous ses
mouvements, et il sentait se serrer de plus en plus les cordes qui le
liaient pour jamais.
Tandis que Warwara procédait à se déchausser, on frappa doucement à
la porte. Elle jeta un châle autour d'elle et demanda:
--Qui est là?
--Moi!
--Qui, vous?

--Moi, belle Warwara.
--Vous, Maryan! quelle audace!
--Ce n'est pas ce petit maître, mademoiselle, mais bien votre vieil ami
Bromirski! Ouvrez!
--Pourquoi?
--J'ai à vous parler de choses importantes.
--Attendez jusqu'à demain!
--Warwara, je ne suis pas un galant à poches vides, moi, je suis riche,
très-riche; tous vos désirs, je vous le jure, seront comblés. Ne me
repoussez pas.
--Ah! ma mère avait bien raison de me prémunir contre vous, de dire
que vous étiez un homme dangereux! Mais je saurai défendre mon
honneur.
En même temps, elle tirait le verrou, si doucement que Bromirski put
croire que la porte cédait à ses assauts redoublés.
Le lendemain, de grand matin, sans être aperçue de Maryan ni de
personne, sauf l'hôtelier juif, Warwara monta dans le carrosse du baron,
qui la ramena chez sa mère. Elle était pâle et grave, mais sur ses lèvres
serrées on lisait la satiété du triomphe. Lorsqu'elle entra dans la
chambre de madame Gondola, celle-ci ne témoigna ni mécontentement
ni plaisir; une extrême surprise se peignit seule sur ses traits.
--Tu n'entres donc pas au théâtre? dit-elle, tandis que la jeune fille ôtait
ses gants et son chapeau.
--Le monde est un grand théâtre, répondit Warwara, et j'ai toutes les
facilités pour y jouer très-bien mon rôle.
III

Le baron Bromirski fut depuis lors très-assidu dans la maison des deux
dames. Il envoyait comme interprètes de son amour pour Warwara des
bécasses, des perdrix, des lièvres, de beaux fruits, des robes, des
fourrures et des bijoux, mais rien de tout cela ne réussissait à lui assurer
un tête-à-tête avec celle qu'il adorait. Warwara, sérieuse et même
taciturne, gardait le silence, tandis qu'en désespoir de cause il jouait au
«mariage» durant les longues soirées d'hiver avec madame Gondola.
Un jour, une charrette de paysan entra dans la cour de sa seigneurie, et
Warwara en descendit, couverte d'un voile épais. Le baron s'élança,
tout ravi, pour recevoir cette visite imprévue:
--Ah! s'écria-t-il en baisant tendrement la main qui reposait froide
comme un glaçon dans les siennes, vous me rendez le plus heureux des
hommes!
--Je ne sais si vous avez lieu de vous réjouir, répondit Warwara, mais
ce que j'ai sur le coeur me rend infiniment malheureuse.
Elle s'était assise dans le cabinet du baron et dénouait lentement son
voile. Lorsqu'elle l'eut retiré, Bromirski vit qu'elle avait en
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