Le legs de Caïn | Page 9

Leopold von Sacher-Masoch
effet les
yeux rouges.
--Que s'est-il passé, ma bien-aimée? Que souhaitez-vous de moi? Tout
ce que je possède est à vous.
--Merci, vous êtes généreux et bon pour tout le monde, je suppose, sauf
pour une seule personne, la femme que vous avez perdue!... Le mal est
sans remède!...
Elle porta son mouchoir à son visage et sanglota.
Le baron était consterné.
--M'expliquerez-vous, Warwara...
--Il faut vous expliquer! murmura-t-elle en le regardant d'un air de
tendre reproche, vous ne devinez pas!... Je serai bientôt mère, Lucien.

--Mais ce n'est pas un si grand malheur, dit le baron en souriant avec
embarras.
Au fond, cette nouvelle le flattait singulièrement; il avait grandi d'un
pouce.
--Vous riez, s'écria Warwara, quand je pense à mourir!
--Ma chère belle, je suis prêt à faire tout ce que vous demanderez;
j'assurerai l'avenir de l'enfant...
--Non, Lucien, ce ne serait pas assez: ma pauvreté est plus fière que
vous ne croyez. L'amour m'a entraînée; c'est un crime, je le sais, aux
yeux du monde... il pourrait être excusable aux vôtres; mais vous me
méprisez trop pour faire de moi votre femme...
Le baron parut de nouveau extrêmement embarrassé. Il n'avait pas
pensé à la conclusion qui se présentait.
--Mon refuge sera dans la mort. Oui, je me tuerai, moi et mon enfant!
Elle se leva hautaine, indignée; ses yeux étincelaient.
--Eh! s'écria Bromirski avec humeur, je ne demande qu'à réfléchir; il ne
s'agit plus d'une bagatelle!
--Réfléchir! Vous n'avez pas réfléchi, avant de déshonorer une fille
innocente qu'aveuglait une passion insensée... Ah! je me suis bien
trompée! Aujourd'hui, je vous connais, je vous juge; vous n'étiez pas
digne de mon sacrifice; adieu...
--Warwara!... Je vous conjure...
Elle était déjà loin. Le baron courut après elle sans bonnet, en robe de
chambre, puis, désespérant de l'atteindre, il fit atteler; ce fut en vain; il
ne la trouva nulle part. Éperdu, il arriva chez madame Gondola;
Warwara n'y était pas... Avait-elle donc réalisé ses menaces! Quelle
responsabilité terrible pesait sur lui! Sous quel fardeau gémissait sa
conscience! Des heures s'écoulèrent.

Il perdait la tête de plus en plus; enfin l'infortunée rentra, et à sa vue il
fut tout près de défaillir comme un condamné qui reçoit sa grâce sous la
potence. Elle ne lui accorda pas un regard; elle ne répondit pas un mot,
lorsqu'il balbutia:
--Pardon! je suis, en principe, ennemi du mariage, mais si ce que vous
m'avez dit est vrai... attendons encore un peu!...
Warwara vivait. N'ayant plus à redouter un péril pour elle, il se
remettait à défendre, mais faiblement désormais, sa propre liberté.
Pendant les semaines qui suivirent, il ne put obtenir d'être reçu; enfin, il
força la porte et trouva sa victime étendue sur un lit de repos, assez pâle
et défaite. Une ample kazabaïka l'enveloppait; elle travaillait à un petit
ouvrage de lingerie.
--Que cousez-vous donc là? demanda-t-il pour dire quelque chose.
Warwara lui montra une brassière d'enfant avec un geste dont
l'éloquence acheva de triompher des hésitations de Bromirski. Se
tournant vers madame Gondola:
--Madame, dit-il, j'étais venu vous demander la main de votre fille.
--Prenez-la, s'écria madame Gondola avec son accent le plus pathétique,
elle est à vous!
Les noces furent célébrées sans bruit, et le baron emmena aussitôt sa
nouvelle épouse dans la belle terre de Separowze, qu'il possédait aux
environs de Kolomea. Madame Gondola les suivit jusqu'à cette dernière
ville, où elle s'installa aux frais de son gendre, cela va sans dire.
L'amoureux baron ne la quittant plus une minute, il devint difficile pour
Warwara de jouer plus longtemps la comédie.
Elle se décida donc à un coup hardi, peu de jours après son mariage.
Elle attendit le soir Bromirski dans un négligé qui dessinait
effrontément les lignes sveltes de sa taille aussi mince que jamais. Le

baron ne l'avait vue depuis longtemps qu'empaquetée dans les plis
menteurs d'une épaisse kazabaïka; il demeura stupéfait, regardant sa
femme d'abord, puis le plancher et de nouveau sa femme. Celle-ci
s'était jetée à ses pieds, les mains au ciel, en jurant que l'amour seul,
poussé jusqu'au délire, lui avait dicté un subterfuge dont elle s'accusait
humblement, mais qu'elle saurait tout réparer en ne vivant que pour lui,
comme sa servante, comme son esclave!
Bromirski, tout ému par la preuve de passion que lui donnait une
femme si jeune et si belle, la releva aussitôt et la consola plutôt qu'il ne
lui fit des reproches. Elle l'avait enveloppé de ses charmes comme d'un
filet aussi difficile à secouer que la robe même de Nessus. A quelques
semaines de là, il fit un testament par lequel il l'instituait son unique
héritière. Warwara eut toujours soin depuis de garder ce monument de
son amour, comme elle nommait le testament, dans sa cassette, dont
elle portait par tendresse sans doute la clef sur son coeur. Du reste,
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