Le legs de Caïn | Page 7

Leopold von Sacher-Masoch
ses tresses qui s'était
détachée.
--Les magnifiques cheveux! s'écria le jeune homme.
--Vous ne devez pas faire de ces remarques-là, monsieur... un homme
marié...!
--J'ai cependant le droit de baiser la verge, dit-il.
Et avant qu'elle eût compris, il avait pressé la tresse blonde contre ses
lèvres.
Rien n'irrite davantage un homme que de passer inaperçu aux yeux
d'une femme qui en même temps reçoit et encourage les hommages
d'un autre. Si Warwara avait eu l'intention d'ensorceler le baron, elle
n'eût pu s'y prendre mieux.
Bromirski souffla quelques bouffées formidables de sa pipe turque, se
leva, se promena de long en large, s'approchant de plus en plus de la
table où les deux jeunes gens étaient assis, puis s'éloignant avec effroi.
Enfin il se sentit assez maître de lui pour dire à Warwara:
--Mademoiselle, vous semblez ne plus me reconnaître.
--Vraiment, monsieur, répondit-elle avec un calme écrasant, je ne sais à
qui j'ai l'honneur...
--Rappelez vos souvenirs, un vieil ami de votre pauvre père...
--Vous vous servez d'une bien mauvaise recommandation, interrompit
Warwara; tous nos amis ne valent pas cela!--et elle fit claquer ses
doigts;--nous avons pu les apprécier dans le malheur.
--Je ne mérite pas d'être confondu avec les autres, puisque j'étais à
l'étranger...

--Oui, oui, je vous reconnais maintenant, dit Warwara.
Et elle eut la malice de présenter les deux hommes l'un à l'autre.
--Monsieur?...
--Maryan Janowski, dit le plus jeune.
--Monsieur Maryan Janowski, je vous recommande M.
Baruch-Pintschew, qui vendait à feu mon père du sucre et du café au
plus juste prix.
--Quelle folie! bégaya le baron, devenu tout pâle; je suis le baron
Bromirski, Lucien Bromirski.
--Mon Dieu! qu'ai-je dit? s'écria mademoiselle Gondola; je me suis
trompée... mais c'est votre faute, baron...
Maryan Janowski s'en alla vaquer, comme il l'avait dit, à l'arrangement
de la chambre de sa nouvelle amie, et Warwara profita de son absence
pour interroger le juif sur lui. Elle ne se gênait nullement devant
Bromirski, de plus en plus irrité. Elle apprit donc par le juif--qu'est-ce
que les juifs ne savent pas?--que Maryan Janowski était le fils d'un
propriétaire du cercle de Przemysl, que son père ne lui avait laissé que
beaucoup de dettes, que son village venait d'être vendu par autorité de
justice et qu'il s'en allait à Lemberg chercher un emploi.--«Quel
malheur!» pensait cette fille pratique, tandis que le baron s'efforçait
d'engager la conversation.
Maryan lui plaisait plus qu'aucun homme qu'elle eût encore rencontré;
elle se sentait le pouvoir de le rendre amoureux quand bon lui
semblerait; mais qu'en adviendrait-il? Un homme marié! Elle serait
donc sa maîtresse; la maîtresse d'un gueux?... fi donc! L'obstacle était là.
Une fois mariée elle-même, elle n'aurait certes pas d'autre galant; mais
où trouver le mari? Son regard tomba sur Bromirski, et ce regard décida
du sort du vieux roué. Une pensée en fait naître une autre. La fantaisie
de Warwara se transformait en projet, projet romanesque peut-être,
mais sans mélange d'imprudence, et le projet devait être exécuté

sur-le-champ; il n'y avait pas de temps à perdre.
Maryan vint avertir Warwara que tout était prêt chez elle; en effet, il
avait ajouté aux matelas les coussins de sa voiture et jeté sur le plancher
son propre manteau en guise de tapis.--Le baron offrit son bras à
mademoiselle Gondola, mais elle refusa froidement, en alléguant que
Maryan Janowski avait été le premier à se mettre à ses ordres, ce qui
n'empêcha pas Bromirski de monter l'escalier derrière elle en sautillant.
Il fallut pour le forcer à se retirer que Warwara lui fermât la porte au
nez d'un mouvement si brusque qu'il porta instinctivement la main à
cette partie de son visage. S'étant assuré qu'elle était saine et sauve,
Bromirski soupira, se frappa trois fois le front et retourna dans la salle
pour charger de nouveau sa pipe. Warwara regardait autour d'elle.
--Êtes-vous contente? demanda Maryan.
--Vous vous êtes privé de tout pour me donner le superflu, dit-elle avec
vivacité; laissez-moi voir s'il vous reste le nécessaire.
Elle saisit la lumière et se fit montrer la chambre du jeune homme,
située plus loin dans le même corridor, mais donnant sur la route.
--Qu'est-ce que je disais? vous n'avez plus d'oreiller!
--Une bonne conscience suffit, mademoiselle.
--Plus de couvertures!
--Je m'envelopperai dans mes espérances.
--Qu'espérez vous donc?
--Une place pour ne pas mourir de faim.
--Oui, dans l'avenir, mais tout de suite?
Maryan baissa les yeux en souriant.
--Que voulez-vous? un pauvre diable de ma sorte doit se contenter du

pain quotidien.
--Vous m'avez paru cependant à table aimer assez les sucreries?
--Elles ne sont pas faites pour moi; il y a tant de choses plus douces
auxquelles je ne puis aspirer!
--C'est que vous manquez de courage.
--Le courage risque parfois de ressembler à de l'insolence.
--Votre langage est celui d'un homme d'honneur, mais si je vous
disais...
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