Le legs de Caïn | Page 4

Leopold von Sacher-Masoch
procurer
tout l'argent que vous demandez; prenez les cent ducats, et ayez pitié de
nous!
Mais l'ange resta inébranlable.
--S'il en est ainsi, je ne puis rien en votre faveur; mon père
m'adresserait des reproches: une lourde responsabilité pèse sur lui. Les
Polonais gagnent du terrain, il est nécessaire de faire un exemple par-ci
par-là. Je prendrai l'argent pour la peine que j'ai eue, et je veux bien
encore exhorter les paysans.
--Mais on égorgera ces innocents! s'écria le seigneur hors de lui.
--Je n'y puis rien.
--Vous signez donc notre arrêt de mort?
Kutschkowski se jeta sur un fauteuil, le visage dans ses mains; sa
femme, à genoux devant Warwara, lui demandait grâce comme à un
juge, mais la digne fille de Gondola ne répondit que par une grande
révérence de cour et sortit, impassible. Dehors, elle adressa, selon sa
promesse, quelques mots aux paysans pour les calmer, puis elle
remonta dans le traîneau avec le gendarme.
Le lendemain, on sut que les propriétaires de Baranow, grands et petits,
avaient été torturés, puis mis à mort par les paysans.
--Ma foi! dit Warwara, je regrette d'avoir renvoyé leur traîneau. A qui
maintenant va-t-il servir?
Après l'exemple donné par cette fille énergique, nul ne refusa plus de se
soumettre aux prétentions de la famille Gondola. L'insurrection éteinte,
une nouvelle occasion de rapine ne tarda pas à se présenter. Les
paysans, qui avaient combattu au nom de l'empereur, refusaient

désormais de se soumettre au robot exigé par les nobles rebelles. Le
gouvernement essaya d'avoir raison des résistances de ses amis par la
douceur d'abord, puis par la force. L'intelligent commissaire voyageait
d'un village à l'autre, vivant comme un prince chez les seigneurs ou
chez leurs mandataires, envoyant à sa femme des charrettes pleines de
provisions, et déployant à l'égard des paysans, selon le plus ou moins
de générosité du propriétaire, toute son éloquence, depuis la douce
réprimande jusqu'au bâton.
Les paysans du baron Bromirski furent les premiers à reprendre leurs
travaux, et le baron n'oublia jamais le service que M. Gondola lui avait
rendu,--sans doute parce qu'il l'avait assez chèrement payé. Il resta
l'ami intime de la famille, promena les dames en voiture, leur donna des
fêtes champêtres, et les accompagna l'hiver à Lemberg, où il payait
leurs emplettes et se montrait chaque soir avec elles au théâtre. La robe
de Warwara ne pouvait l'effleurer sans qu'il tressaillît; chaque fois qu'il
baisait la blanche main de cette belle personne, il poussait un soupir qui
en disait long.
--Bromirski est amoureux de toi, dit un jour la mère à sa fille.
--Vous croyez m'apprendre une nouvelle?
--J'y ai déjà mûrement réfléchi, continua la matrone; tu pourrais faire
pis que de le prendre pour amant.
--Vous voulez dire pour mari! répliqua la Panna Warwara.
Et l'épouse du commissaire ouvrit de grands yeux.

II
Au mois de mars 1848, chaque courrier apportait de Vienne des
nouvelles inquiétantes; le conducteur, en descendant de son siège, était
aussitôt entouré d'une foule émue; enfin le chef-lieu polonais à son tour
entendit proclamer la Constitution et vit armer la garde nationale. M.
Gondola secouait toujours la tête en assurant que cela finirait mal:--Que

deviendra un pauvre petit employé comme moi, disait-il, quand un
Metternich lui-même...--Il achevait sa phrase en levant les yeux au ciel.
Certain soir, ou lui fit un charivari. Tandis que Warwara ouvrait la
fenêtre pour tirer la langue au peuple, le géant, son père, se glissa sous
un lit, affolé par la peur. Dans la nuit, on alla chercher le médecin; le
lendemain, il mourut. Personne ne le suivit au cimetière, sa femme
exceptée; Warwara prétendit n'en avoir pas la force; aucun des
collègues ni des amis du défunt ne parut aux funérailles ni chez la
veuve; elle fut vite, ainsi que sa fille, oubliée, pour ne pas dire évitée.
En ces jours où l'on vit pâlir tant d'étoiles, celle des Gondola s'éteignit
tout à fait. Le baron Bromirski lui-même fit le mort. D'abord, les deux
affligées le crurent à Lemberg; mais, à quelque temps de là, son
carrosse ayant traversé la ville, madame Gondola put constater qu'il
détournait la tête pour ne pas l'apercevoir à sa fenêtre. Il fallut en finir
avec le luxe; toutes les sources des gros revenus étaient taries; il ne
restait plus qu'une modique pension de veuve. La mère et la fille se
résignèrent à de pénibles réformes, qui n'étaient pas encore suffisantes,
car, moins d'une année après, tous les meubles étaient saisis dans le
petit logement qu'elles habitaient au fond d'un faubourg.
--A quoi te sert la beauté que Dieu t'a donnée? disait madame Gondola
interpellant sa fille.
--Soyez sûre que j'en tirerai bon parti, maman, avec l'aide d'un autre
don du bon Dieu que je me pique de posséder: l'esprit.
--Songe donc, en ce cas, à la triste situation
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