Le legs de Caïn | Page 5

Leopold von Sacher-Masoch
de ta mère!
Et madame Gondola s'en allait, avec un sanglot à demi étouffé, vaquer
aux soins du ménage; le soir, elle se délassait en tirant les cartes.
Cependant Warwara lisait des drames à haute voix.
--Quelle idée de perdre ton temps en lectures inutiles et de crier de
façon à faire croire aux voisins que nous nous disputons?
--Je ne suis pas femme à perdre mon temps; j'apprends des rôles, parce
que je compte entrer au théâtre.

--Toi, ma fille, une comédienne!...
--Cela vaut mieux que d'être courtisane. Ma résolution est prise, et tu
sais que je ne renonce jamais à un projet. Tout sourit aux comédiennes;
leur opulence égale celle des vraies princesses.
Madame Gondola se mit en colère. Depuis lors, il y eut entre ces deux
femmes de violentes et continuelles discussions. Warwara fut vite à
bout de patience.
--J'en ai assez, dit-elle brusquement un jour; je ne resterai pas une heure
de plus dans ce taudis.
--Qu'est-ce qui t'arrête? répliqua la mère; je ne te retiens pas; seule, je
vivrai plus tranquille!
Sans ajouter un mot, Warwara commença ses emballages. Après l'avoir
laissée faire quelque temps, madame Gondola vint regarder la petite
malle qu'elle avait traînée dans le vestibule.
--Tu ne pourras te présenter nulle part, murmura-t-elle; tu n'as pas de
quoi te vêtir.
--J'ai ce qu'il me faut.
--Tu avais des robes, et tu me les cachais!
--Fallait-il les laisser prendre aux huissiers?
--Mais nous les aurions vendues! Comment! tu ne partages pas tout
avec ta pauvre mère qui te nourrit? Voilà bien les enfants, sans
tendresse, sans reconnaissance!..
--Écoute donc, maman! et d'abord laisse-moi rire. Je n'aurais rien du
tout si je n'avais pas pris le soin de faire disparaître sous une planche du
grenier deux de mes robes de soie et ton manteau de velours.
--Quoi! mon manteau!

Madame Gondola se jeta sur la malle et tira le vêtement par un bout,
tandis que sa fille le retenait par un autre. Ce fut entre ces deux mégères
une querelle de chattes en fureur; elles criaient, crachaient, griffaient à
l'envi. Enfin la plus vieille perdit haleine:
--Garde-le donc! va-t'en comme une voleuse! Tu es libre!
Warwara remit le manteau dans la malle, qu'elle ferma, puis elle secoua
une petite bourse devant le visage de sa mère:
--Vois-tu, j'ai aussi de l'argent!
Madame Gondola tomba évanouie; sa fille sortit, en quête de quelque
moyen de transport. Après avoir longuement marchandé avec un juif
qui se rendait à Lemberg, elle rentra chez elle et, appuyée contre la
fenêtre, attendit le passage de la butka.
Madame Gondola, revenue de sa syncope, était en train de chercher la
bonne aventure dans les cartes; tout à coup, elle dit d'une voix adoucie
et en ayant recours aux cajoleries du diminutif:
--Warwarouschka, pourquoi le théâtre? Un beau mariage t'attend.
--Je le trouverai plus aisément au théâtre qu'ailleurs, répondit Warwara
d'un ton sec.
Les roues de la butka ébranlaient déjà le pavé; la longue voiture de
forme orientale, couverte d'une toile et chargée de juifs pauvres des
deux sexes, s'arrêta devant la porte.
--Adieu! dit la fille.
--Adieu! répondit la mère.
Elles se séparèrent ainsi.
Warwara, montant lentement dans le chariot, d'où s'exhalait une forte
odeur d'ail, prit place entre une marchande de volaille et un boucher.
Les chevaux partirent au trot. Après une course de quelques heures à

travers la plaine désolée qu'entrecoupaient à de rares intervalles
quelques collines basses, un village ou un bouquet de saules, ils
s'arrêtèrent devant une auberge juive où, de temps immémorial, les
voyageurs pour Lemberg avaient passé la nuit. Warwara n'obtint pas de
gîte sans quelque peine; encore était-ce une mauvaise petite chambre
humide au rez-de-chaussée; l'unique fenêtre qui ouvrait sur la cour était
rapiécée par des morceaux de papier de toutes couleurs; sur le lit, il n'y
avait qu'une méchante paillasse et un matelas; mais enfin c'était une
chambre. Les appartements habitables se trouvaient être retenus par des
personnages de plus haute importance, dont les gens devaient loger
dans les calèches qui encombraient la cour. Toute la société juive,
parfumée d'ail, s'installa aussi pour la nuit sous la tente de la butka.
Warwara s'assit devant une des tables de la salle à manger; elle avait
faim. On ne put lui offrir que des oeufs, dont elle se contenta en y
trempant des mouillettes de pain bis. Non loin d'elle, un jeune homme,
le front appuyé sur ses deux mains, semblait dormir. Le bruit que fit un
couteau en tombant l'éveilla; il leva deux grands yeux bleus sur la jeune
fille et sembla stupéfait, presque effrayé. Peut-être cette blonde image
sortie trop brusquement du brouillard de ses rêves se mêlait-elle encore
à l'un d'eux. Avec un trouble charmant, il rougit, mit la main devant ses
yeux et ôta son bonnet pour saluer l'éblouissante apparition.
Warwara répondit avec
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