Le legs de Caïn | Page 3

Leopold von Sacher-Masoch
masque; elle
reconnaissait aussitôt le vrai visage qu'on lui cachait. Ce qui l'amusait
singulièrement, c'était l'inconséquence des hommes en général, qui,
sans cesse occupés à dissimuler leurs vices, à feindre des vertus qu'ils
n'ont pas, à paraître meilleurs et plus beaux que la nature ne les a faits,
sont toujours disposés cependant à prendre le fard d'autrui pour les
couleurs ingénues de la santé.
Sûre de sa propre supériorité, Warwara était résolue à profiter sans
miséricorde de la sottise humaine, afin d'acquérir une haute position
sociale; mais elle n'était pas encore fixée sur le choix des moyens.
D'abord elle essaya son pouvoir sur ses parents, qu'elle dominait à
l'égal l'un de l'autre, puis sur les jeunes officiers et employés du
bailliage, qui étaient entre ses mains comme autant de moineaux
prisonniers dans celles d'un enfant. Elle fit de nombreuses conquêtes,
mais sut fuir tout ce qui ressemblait à une intrigue amoureuse. Son but
était un riche mariage, et elle n'avait pas tardé à découvrir avec sa
perspicacité ordinaire que les filles romanesques se marient rarement.
Elle passait pour vertueuse et même pour prude, mais sa vertu n'était
que de la froideur.
Les scènes sanglantes de 1846 lui fournirent l'occasion de montrer toute
la force de son caractère et l'inflexibilité de son coeur. L'insurrection
polonaise contre l'Autriche avait été promptement suivie de celle des
paysans contre leurs seigneurs. Des massacres épouvantables, qui

commencèrent dans les provinces de l'ouest, eurent lieu au nom de
l'empereur, pour qui le peuple, s'armant de faux et de fléaux, avait pris
parti. Beaucoup de gentilshommes durent se réfugier avec leurs
familles et leurs serviteurs, dans les villes de province, sous la
protection de ce même gouvernement qu'ils avaient entrepris d'abattre.
La révolution cependant n'était pas encore domptée; les troupes
autrichiennes avaient abandonné aux insurgés Cracovie et Podgorze; un
corps polonais avançait sur Tarnow. L'agglomération dans les
chefs-lieux de tant de gens, qui avaient en somme pris part à la
conspiration, parut dangereuse aux baillis, et ils s'empressèrent
d'éconduire au plus vite ces réfugiés, qui, les circonstances aidant,
pouvaient si facilement se changer en rebelles.
Les malheureux seigneurs polonais assiégeaient les bailliages et se
présentaient en suppliants chez les employés desquels ils attendaient un
peu de compassion ou qu'ils croyaient corruptibles. Ce fut une époque
prospère pour M. Gondola; il trafiqua, par tous les moyens imaginables,
de la vie menacée des nobles.
Le baron Bromirski, un vieux roué ridicule, qui, poursuivi par ses
paysans, avait mis sa perruque à l'envers et tremblait de tous ses
membres, fut le premier à se racheter en payant mille ducats. A ce prix,
il trouva dans la maison du commissaire une cachette sûre et commode.
D'autres suivirent son exemple et obtinrent la permission de rester en
ville.
Le 26 février, le capitaine du cercle envoya Gondola, avec un gendarme
et un détachement de chevau-légers, à quelques milles de là pour
recevoir, des mains des paysans, un certain nombre d'insurgés
prisonniers. Vers le soir de ce même jour, le seigneur Kutschkowski, de
Baranow, entra précipitamment chez le commissaire. Lorsque madame
Gondola lui eut appris que son mari ne reviendrait que le lendemain, il
laissa tomber sa tête sur sa poitrine en s'écriant avec angoisse:
--Alors nous sommes perdus! Personne ne peut nous sauver!
Warwara entreprit de le consoler.

--Je suis prête à remplacer mon père de mon mieux, dit-elle.
Moyennant mille ducats, nous vous cacherons volontiers.
--Il ne s'agit pas de moi seul; j'ai laissé là-bas ma femme, sa mère et
mes enfants, qui courent les plus grands dangers. D'ailleurs, où
voulez-vous que je prenne tant d'argent?
--Pour faire des révolutions, les Polonais trouvent toujours de l'argent,
insinua d'un ton railleur madame Gondola.
Warwara réfléchissait.
--Écoutez, dit-elle; j'irai avec vous chercher votre famille, que je
préserverai de tout mauvais traitement. Fixez vous-même la somme que
vous pouvez donner.
--Cent ducats.
Les deux femmes haussèrent les épaules.
--Je ne me dérangerais pas à moins de cinq cents, fit Warwara.
--Au nom de Dieu, venez, s'écria Kutschkowski; peut-être ma
belle-mère pourra-t-elle compléter la somme.
Warwara s'enveloppa de fourrures, prit un gendarme avec elle et monta
dans le traîneau du seigneur, qui se dirigea aussitôt vers Baranow. Il
faisait nuit quand ils arrivèrent; la seigneurie était entourée de paysans,
les femmes tenant des torches de résine dont la rouge lumière projetait
comme des taches de sang sur les faux de leurs maris. Grâce à la
présence de mademoiselle Gondola et du gendarme, Kutschkowski put
gagner sain et sauf la salle du rez-de-chaussée, où était réunie sa
famille.
--Voici, dit-il, un ange qui vient à notre secours.
Sa femme se jeta, éperdue de reconnaissance, dans les bras de la jeune
fille.

Tandis qu'elle la couvrait de baisers et de bénédictions, Kutschkowski
s'entretenait à voix basse avec sa belle-mère:
--Hélas! dit-il enfin d'une voix brisée, il est impossible de nous
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