aux ordres de M. Gondola; il s'en sert pour aller lever ses
impositions; sa femme et sa fille en profitent pour des parties de
campagne; mais cela ne suffirait pas à désarmer M. Gondola. Chaque
fois que le gentilhomme vient en ville, il lui fait l'honneur d'accepter un
bon déjeuner. L'aubergiste juif offre les mets les plus exquis, les
meilleurs vins de sa cave, et, le repas terminé, Gondola pousse la
délicatesse jusqu'à sortir dans la rue pour laisser le gentilhomme régler
la note. Madame Gondola montre la même délicatesse quand le
seigneur envoie une provision de farine, de beurre, de pommes de terre,
du gibier ou un petit cochon; elle compte scrupuleusement si le nombre
des objets envoyés s'accorde bien avec l'énumération qu'en a faite le
donateur, ne manque jamais de demander au commissionnaire s'il
appartient à la Société de tempérance, le loue si sa réponse est
affirmative, l'exhorte sévèrement dans le cas contraire, mais sous aucun
prétexte ne lui offre un verre de bière. Le donateur vient-il rendre visite
à ces dames, elles gardent un silence digne; c'est à peine si madame
Gondola se défend quand il baise sa main dure et osseuse. Enfin M. le
commissaire se décide cependant à trouver que le paysan a exagéré les
sévices dont il prétend avoir été victime, et il le renvoie avec un peu
d'argent, très-peu, pour se faire soigner.
Le cours de la procédure se modifie si le plaignant a la bonne idée
d'amadouer la justice par le don d'une vieille poule ou d'une soixantaine
d'oeufs. M. Gondola est trop équitable pour mépriser les petits, et le
gentilhomme s'aperçoit à sa prochaine visite que son affaire va mal
tourner, à moins qu'il ne s'assure de l'intervention des dames, laquelle
est gagnée d'ordinaire par deux robes de soie de Lyon.
Il peut arriver encore qu'un juif riche demande à M. Gondola
l'autorisation d'enterrer selon la religion de Moïse avant le coucher du
soleil quelque membre de sa famille qui vient de rendre l'âme. C'est
contraire à la loi: celui qui est chargé de la faire exécuter le renvoie
sans miséricorde, la première fois du moins. La seconde fois, on
l'écoute en se moquant de lui et du prix qu'il offre pour obtenir une
dispense. Soyez sûr que le juif reviendra une troisième fois, tremblant
comme la feuille, compter les cinquante ducats qu'exige le commissaire.
A peine aura-t-il eu le temps de soupirer, qu'on en exigera cent autres
pour l'hôpital, ou l'orphelinat, ou toute autre maison de charité. S'il est
marchand, il lui sera permis d'envoyer aux dames de la toile, des étoffes,
que sais-je? Cette famille n'est pas fière et n'a garde de rien dédaigner.
Du reste, M. Gondola fait apporter de temps en temps, au grand jour,
dans sa propre cuisine, le bois destiné au bailliage; il bourre ses poches
de papier, de plumes, de cire à cacheter et autres bagatelles dont
regorgent les bureaux, sans oublier par-ci par-là une bouteille d'encre,
bien qu'on écrive peu dans sa maison; mais sa femme sait faire de tout
un commerce lucratif. Néanmoins il n'y a jamais d'argent au logis, le
commissaire ne perdant pas de vue les devoirs de représentation
qu'entraîne son emploi et aimant pour son compte à vivre comme un
pacha.
La Panna Warwara avait grandi dans le milieu que nous venons de
décrire; en outre, elle entendait chaque jour appeler gueux quiconque
ne possédait rien; elle voyait son père se courber jusqu'à terre devant
telles gens riches qu'il désignait dans l'intimité de la famille, toutes
portes closes, sous le nom de coquins. Était-il question d'un
étranger?--Qu'est-ce qu'il a? demandait M. Gondola.--Une fille se
mariait-elle?--Quels sont ses biens?
Le premier jouet de Warwara enfant avait été deux ducats tout neufs
que son père, revenant d'une tournée, lui jeta sur les genoux. Warwara
n'aimait pas la musique, on ne l'entendit jamais fredonner une chanson;
les romans ne l'attiraient guère, la poésie l'ennuyait. Elle apprit au
contraire avec plaisir les langues: après l'allemand, le français, puis le
russe et même un peu d'italien. A dix-huit ans, Voltaire était son auteur
favori. Elle lisait volontiers; mais jamais un caractère noble, une
aventure touchante ne fixait son attention; ce qui la frappait, c'était le
tableau de la puissance, du faste. Aucune illusion, aucune fantaisie ne
dora jamais sa jeunesse; elle ne connut pas non plus, en revanche, ces
amers désenchantements qui attendent à son début dans la vie une âme
confiante; elle ne prit jamais un joli garçon d'esprit pour un demi-dieu,
ni un tronc d'arbre éclairé par la lune pour une colonne d'argent. Pour
elle, une forêt était un lieu où l'on coupe du bois et le bluet des blés une
mauvaise herbe. Bref, cette fille avisée voyait les choses comme elles
sont. Il était impossible au plus fin de la tromper par un
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