Le legs de Caïn | Page 8

Leopold von Sacher-Masoch
d'une Suzanne quelconque.
--Monsieur le baron, dit-elle tout haut, je vous prierai de me donner de la lumière.
--Comment! vous ici, mademoiselle!... Je vous croyais endormie.
--Il a, pensa Warwara, déjà regardé par ma fenêtre.
Le baron tira son briquet de sa poche et lui remit ce qu'elle demandait.
--Cela vous suffit?
--Tout à fait.
--Alors, je peux baiser aussi la petite main?...
--Toutes les deux si vous voulez.
Il la regarda s'éloigner.
--Quelle charmante créature! Et elle pourrait embellir ma vie... Si ce freluquet n'était pas ici! Il ne semble pas lui déplaire, quoiqu'il n'ait pas le sou! Ces petites personnes-là pourtant aiment les belles robes, les pelisses de fourrure, les diamants...
La méditation du baron fut interrompue par la lumière qui brilla soudain à la fenêtre de Warwara, dont on avait négligé, non sans intention peut-être, de fermer les rideaux. L'artificieuse fille posa son miroir à c?té de la chandelle, sur une petite table, et procéda lentement à se déshabiller, dénouant d'abord ses lourds cheveux et y promenant ses doigts avec complaisance, puis détachant sa robe, qu'elle posa sur une chaise; après quoi, elle fit voir par le mouvement le plus naturel ses épaules virginales et se mit à tresser légèrement les ondes d'or qui avaient enveloppé jusque-là sa poitrine. Bromirski suivait tous ses mouvements, et il sentait se serrer de plus en plus les cordes qui le liaient pour jamais.
Tandis que Warwara procédait à se déchausser, on frappa doucement à la porte. Elle jeta un chale autour d'elle et demanda:
--Qui est là?
--Moi!
--Qui, vous?
--Moi, belle Warwara.
--Vous, Maryan! quelle audace!
--Ce n'est pas ce petit ma?tre, mademoiselle, mais bien votre vieil ami Bromirski! Ouvrez!
--Pourquoi?
--J'ai à vous parler de choses importantes.
--Attendez jusqu'à demain!
--Warwara, je ne suis pas un galant à poches vides, moi, je suis riche, très-riche; tous vos désirs, je vous le jure, seront comblés. Ne me repoussez pas.
--Ah! ma mère avait bien raison de me prémunir contre vous, de dire que vous étiez un homme dangereux! Mais je saurai défendre mon honneur.
En même temps, elle tirait le verrou, si doucement que Bromirski put croire que la porte cédait à ses assauts redoublés.
Le lendemain, de grand matin, sans être aper?ue de Maryan ni de personne, sauf l'h?telier juif, Warwara monta dans le carrosse du baron, qui la ramena chez sa mère. Elle était pale et grave, mais sur ses lèvres serrées on lisait la satiété du triomphe. Lorsqu'elle entra dans la chambre de madame Gondola, celle-ci ne témoigna ni mécontentement ni plaisir; une extrême surprise se peignit seule sur ses traits.
--Tu n'entres donc pas au théatre? dit-elle, tandis que la jeune fille ?tait ses gants et son chapeau.
--Le monde est un grand théatre, répondit Warwara, et j'ai toutes les facilités pour y jouer très-bien mon r?le.
III
Le baron Bromirski fut depuis lors très-assidu dans la maison des deux dames. Il envoyait comme interprètes de son amour pour Warwara des bécasses, des perdrix, des lièvres, de beaux fruits, des robes, des fourrures et des bijoux, mais rien de tout cela ne réussissait à lui assurer un tête-à-tête avec celle qu'il adorait. Warwara, sérieuse et même taciturne, gardait le silence, tandis qu'en désespoir de cause il jouait au ?mariage? durant les longues soirées d'hiver avec madame Gondola.
Un jour, une charrette de paysan entra dans la cour de sa seigneurie, et Warwara en descendit, couverte d'un voile épais. Le baron s'élan?a, tout ravi, pour recevoir cette visite imprévue:
--Ah! s'écria-t-il en baisant tendrement la main qui reposait froide comme un gla?on dans les siennes, vous me rendez le plus heureux des hommes!
--Je ne sais si vous avez lieu de vous réjouir, répondit Warwara, mais ce que j'ai sur le coeur me rend infiniment malheureuse.
Elle s'était assise dans le cabinet du baron et dénouait lentement son voile. Lorsqu'elle l'eut retiré, Bromirski vit qu'elle avait en effet les yeux rouges.
--Que s'est-il passé, ma bien-aimée? Que souhaitez-vous de moi? Tout ce que je possède est à vous.
--Merci, vous êtes généreux et bon pour tout le monde, je suppose, sauf pour une seule personne, la femme que vous avez perdue!... Le mal est sans remède!...
Elle porta son mouchoir à son visage et sanglota.
Le baron était consterné.
--M'expliquerez-vous, Warwara...
--Il faut vous expliquer! murmura-t-elle en le regardant d'un air de tendre reproche, vous ne devinez pas!... Je serai bient?t mère, Lucien.
--Mais ce n'est pas un si grand malheur, dit le baron en souriant avec embarras.
Au fond, cette nouvelle le flattait singulièrement; il avait grandi d'un pouce.
--Vous riez, s'écria Warwara, quand je pense à mourir!
--Ma chère belle, je suis prêt à faire tout ce que vous demanderez; j'assurerai l'avenir de l'enfant...
--Non, Lucien, ce ne serait pas assez: ma pauvreté est plus fière que vous ne croyez. L'amour m'a entra?née; c'est un crime, je le sais, aux yeux du monde... il pourrait être excusable aux v?tres; mais vous me méprisez trop pour faire de moi votre femme...
Le baron parut de nouveau extrêmement embarrassé. Il n'avait
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