avec effroi. Enfin il se sentit assez ma?tre de lui pour dire à Warwara:
--Mademoiselle, vous semblez ne plus me reconna?tre.
--Vraiment, monsieur, répondit-elle avec un calme écrasant, je ne sais à qui j'ai l'honneur...
--Rappelez vos souvenirs, un vieil ami de votre pauvre père...
--Vous vous servez d'une bien mauvaise recommandation, interrompit Warwara; tous nos amis ne valent pas cela!--et elle fit claquer ses doigts;--nous avons pu les apprécier dans le malheur.
--Je ne mérite pas d'être confondu avec les autres, puisque j'étais à l'étranger...
--Oui, oui, je vous reconnais maintenant, dit Warwara.
Et elle eut la malice de présenter les deux hommes l'un à l'autre.
--Monsieur?...
--Maryan Janowski, dit le plus jeune.
--Monsieur Maryan Janowski, je vous recommande M. Baruch-Pintschew, qui vendait à feu mon père du sucre et du café au plus juste prix.
--Quelle folie! bégaya le baron, devenu tout pale; je suis le baron Bromirski, Lucien Bromirski.
--Mon Dieu! qu'ai-je dit? s'écria mademoiselle Gondola; je me suis trompée... mais c'est votre faute, baron...
Maryan Janowski s'en alla vaquer, comme il l'avait dit, à l'arrangement de la chambre de sa nouvelle amie, et Warwara profita de son absence pour interroger le juif sur lui. Elle ne se gênait nullement devant Bromirski, de plus en plus irrité. Elle apprit donc par le juif--qu'est-ce que les juifs ne savent pas?--que Maryan Janowski était le fils d'un propriétaire du cercle de Przemysl, que son père ne lui avait laissé que beaucoup de dettes, que son village venait d'être vendu par autorité de justice et qu'il s'en allait à Lemberg chercher un emploi.--?Quel malheur!? pensait cette fille pratique, tandis que le baron s'effor?ait d'engager la conversation.
Maryan lui plaisait plus qu'aucun homme qu'elle e?t encore rencontré; elle se sentait le pouvoir de le rendre amoureux quand bon lui semblerait; mais qu'en adviendrait-il? Un homme marié! Elle serait donc sa ma?tresse; la ma?tresse d'un gueux?... fi donc! L'obstacle était là. Une fois mariée elle-même, elle n'aurait certes pas d'autre galant; mais où trouver le mari? Son regard tomba sur Bromirski, et ce regard décida du sort du vieux roué. Une pensée en fait na?tre une autre. La fantaisie de Warwara se transformait en projet, projet romanesque peut-être, mais sans mélange d'imprudence, et le projet devait être exécuté sur-le-champ; il n'y avait pas de temps à perdre.
Maryan vint avertir Warwara que tout était prêt chez elle; en effet, il avait ajouté aux matelas les coussins de sa voiture et jeté sur le plancher son propre manteau en guise de tapis.--Le baron offrit son bras à mademoiselle Gondola, mais elle refusa froidement, en alléguant que Maryan Janowski avait été le premier à se mettre à ses ordres, ce qui n'empêcha pas Bromirski de monter l'escalier derrière elle en sautillant. Il fallut pour le forcer à se retirer que Warwara lui fermat la porte au nez d'un mouvement si brusque qu'il porta instinctivement la main à cette partie de son visage. S'étant assuré qu'elle était saine et sauve, Bromirski soupira, se frappa trois fois le front et retourna dans la salle pour charger de nouveau sa pipe. Warwara regardait autour d'elle.
--êtes-vous contente? demanda Maryan.
--Vous vous êtes privé de tout pour me donner le superflu, dit-elle avec vivacité; laissez-moi voir s'il vous reste le nécessaire.
Elle saisit la lumière et se fit montrer la chambre du jeune homme, située plus loin dans le même corridor, mais donnant sur la route.
--Qu'est-ce que je disais? vous n'avez plus d'oreiller!
--Une bonne conscience suffit, mademoiselle.
--Plus de couvertures!
--Je m'envelopperai dans mes espérances.
--Qu'espérez vous donc?
--Une place pour ne pas mourir de faim.
--Oui, dans l'avenir, mais tout de suite?
Maryan baissa les yeux en souriant.
--Que voulez-vous? un pauvre diable de ma sorte doit se contenter du pain quotidien.
--Vous m'avez paru cependant à table aimer assez les sucreries?
--Elles ne sont pas faites pour moi; il y a tant de choses plus douces auxquelles je ne puis aspirer!
--C'est que vous manquez de courage.
--Le courage risque parfois de ressembler à de l'insolence.
--Votre langage est celui d'un homme d'honneur, mais si je vous disais...
Elle avait éteint la lumière, et Maryan sentit deux lèvres br?lantes contre les siennes, dans ses bras un corps frémissant.
Warwara sortit de la chambre de Maryan, en marchant avec précaution sur la pointe des pieds.
Arrivée devant sa propre chambre, elle respira, déposa sur le seuil la chandelle éteinte qu'elle tenait et descendit dans la cour pour demander des allumettes au juif. Comme il faisait nuit, elle n'avan?ait qu'à tatons. Dans toutes les voitures ronflaient des nez invisibles, formant un concert étrange qui rappelait un peu l'ouverture du Tannhauser. Tout à coup, un petit cercle de feu illumina le visage bouffi et la brillante perruque noire du baron. Warwara put remarquer que ce vieux dr?le se penchait tant?t sur un pied, tant?t sur l'autre pour regarder dans les voitures transformées en dortoirs, quand il ne s'accroupissait pas pour surprendre par les fenêtres basses, éclairées au dedans, les secrets de toilette
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