Le legs de Caïn | Page 9

Leopold von Sacher-Masoch
pas pensé à la conclusion qui se présentait.
--Mon refuge sera dans la mort. Oui, je me tuerai, moi et mon enfant!
Elle se leva hautaine, indignée; ses yeux étincelaient.
--Eh! s'écria Bromirski avec humeur, je ne demande qu'à réfléchir; il ne s'agit plus d'une bagatelle!
--Réfléchir! Vous n'avez pas réfléchi, avant de déshonorer une fille innocente qu'aveuglait une passion insensée... Ah! je me suis bien trompée! Aujourd'hui, je vous connais, je vous juge; vous n'étiez pas digne de mon sacrifice; adieu...
--Warwara!... Je vous conjure...
Elle était déjà loin. Le baron courut après elle sans bonnet, en robe de chambre, puis, désespérant de l'atteindre, il fit atteler; ce fut en vain; il ne la trouva nulle part. éperdu, il arriva chez madame Gondola; Warwara n'y était pas... Avait-elle donc réalisé ses menaces! Quelle responsabilité terrible pesait sur lui! Sous quel fardeau gémissait sa conscience! Des heures s'écoulèrent.
Il perdait la tête de plus en plus; enfin l'infortunée rentra, et à sa vue il fut tout près de défaillir comme un condamné qui re?oit sa grace sous la potence. Elle ne lui accorda pas un regard; elle ne répondit pas un mot, lorsqu'il balbutia:
--Pardon! je suis, en principe, ennemi du mariage, mais si ce que vous m'avez dit est vrai... attendons encore un peu!...
Warwara vivait. N'ayant plus à redouter un péril pour elle, il se remettait à défendre, mais faiblement désormais, sa propre liberté.
Pendant les semaines qui suivirent, il ne put obtenir d'être re?u; enfin, il for?a la porte et trouva sa victime étendue sur un lit de repos, assez pale et défaite. Une ample kazaba?ka l'enveloppait; elle travaillait à un petit ouvrage de lingerie.
--Que cousez-vous donc là? demanda-t-il pour dire quelque chose.
Warwara lui montra une brassière d'enfant avec un geste dont l'éloquence acheva de triompher des hésitations de Bromirski. Se tournant vers madame Gondola:
--Madame, dit-il, j'étais venu vous demander la main de votre fille.
--Prenez-la, s'écria madame Gondola avec son accent le plus pathétique, elle est à vous!
Les noces furent célébrées sans bruit, et le baron emmena aussit?t sa nouvelle épouse dans la belle terre de Separowze, qu'il possédait aux environs de Kolomea. Madame Gondola les suivit jusqu'à cette dernière ville, où elle s'installa aux frais de son gendre, cela va sans dire.
L'amoureux baron ne la quittant plus une minute, il devint difficile pour Warwara de jouer plus longtemps la comédie.
Elle se décida donc à un coup hardi, peu de jours après son mariage. Elle attendit le soir Bromirski dans un négligé qui dessinait effrontément les lignes sveltes de sa taille aussi mince que jamais. Le baron ne l'avait vue depuis longtemps qu'empaquetée dans les plis menteurs d'une épaisse kazaba?ka; il demeura stupéfait, regardant sa femme d'abord, puis le plancher et de nouveau sa femme. Celle-ci s'était jetée à ses pieds, les mains au ciel, en jurant que l'amour seul, poussé jusqu'au délire, lui avait dicté un subterfuge dont elle s'accusait humblement, mais qu'elle saurait tout réparer en ne vivant que pour lui, comme sa servante, comme son esclave!
Bromirski, tout ému par la preuve de passion que lui donnait une femme si jeune et si belle, la releva aussit?t et la consola plut?t qu'il ne lui fit des reproches. Elle l'avait enveloppé de ses charmes comme d'un filet aussi difficile à secouer que la robe même de Nessus. A quelques semaines de là, il fit un testament par lequel il l'instituait son unique héritière. Warwara eut toujours soin depuis de garder ce monument de son amour, comme elle nommait le testament, dans sa cassette, dont elle portait par tendresse sans doute la clef sur son coeur. Du reste, selon la promesse qu'elle avait faite, elle ne vivait que pour le baron, s'arrogeant de plus en plus toute l'administration de ses biens, s'emparant de ses papiers précieux et gardant sa caisse dans la chambre conjugale.
--Tu es un petit dissipateur, lui disait-elle en l'embrassant: si je te laissais faire, tu n'aurais plus bient?t qu'un baton de mendiant; tous tes parents et amis ont les mains dans tes poches, tu donnes trop à ma mère, tu m'entoures d'un luxe de sultane et tu te refuses à toi-même les moindres fantaisies. Il ne faut pas que cela soit; je prétends te gater.
Et, en effet, Bromirski n'avait jamais joui autant de sa fortune jusque-là. Mille douceurs embellissaient sa vie; l'ameublement de la seigneurie fut renouvelé, la table était exquise, car Warwara, comme beaucoup de femmes froides et profondément égo?stes, tenait à la bonne chère et préférait un paté de perdrix ou un rago?t d'écrevisses au clair de lune et au parfum des fleurs.
Bromirski était persuadé qu'elle ne songeait qu'à lui rendre la vie agréable; il s'émerveillait en même temps des économies qu'elle savait faire sans qu'il en souffr?t jamais. La maison était tenue avec un ordre rigoureux; tout ce qui avait passé en gaspillage venait désormais grossir ses revenus, qui parurent augmenter
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