il avait cette élégante aisance de démarche et de manières que nul ne peut apprendre et qui pla?t tant aux femmes. Les traits n'étaient pas absolument réguliers, mais délicats, spirituels et toujours éclairés par un sourire vainqueur. L'entretien muet de leurs yeux fut interrompu enfin par Warwara, qui demandait à l'aubergiste une carafe d'eau. Aussit?t l'étranger se leva et, s'approchant avec un balancement des hanches coquet, presque féminin, pria la dame de lui faire la grace de ne pas boire cette eau, sortie d'une mare croupissante où l'on ne pouvait puiser que la fièvre; en même temps, il s'offrait à préparer du thé, ce que la jeune fille accepta gracieusement. Aussit?t il courut chercher de l'eau, la mit sur le feu et, tandis qu'elle bouillait, sortit d'une gibecière des viandes froides et des confitures auxquelles Warwara fit honneur.
--Maintenant, dit le galant inconnu, pardonnez-moi une question qui risquerait de vous para?tre inconvenante si je n'étais pas un homme grave, un homme marié... Vous êtes-vous pourvue de linge de lit?
--Je n'y ai pas pensé.
--Permettez-moi donc d'améliorer votre g?te de mon mieux, sans que vous ayez à vous en occuper.
Warwara resta la bouche entr'ouverte de surprise, ce qui, du reste, lui allait très-bien. Un malaise vague et indéfinissable s'était emparé d'elle.
--Vous êtes marié? Votre femme est-elle belle?
--On le dit, répliqua négligemment le jeune homme.
--Et vous l'aimez, par conséquent?
--Mon Dieu! dit l'étranger avec un sourire, en jetant du sucre dans une tasse que lui apportait la servante, nous nous supportons!
Il se fit un silence, pendant lequel la porte grin?a piteusement sur ses gonds, pour livrer passage à un nouvel h?te. Coiffé d'un bonnet gris, enveloppé dans son manteau de voyage, il grondait le domestique qui portait ses bagages. Répondant avec hauteur à l'humble accueil de l'aubergiste juif, il se jeta sur le vieux canapé, puis se mit à examiner ses voisins. Warwara reconnut le baron Bromirski; il la reconnut aussi et souleva son bonnet, mais elle n'eut pour lui qu'un regard dédaigneux. Le vieux fat parut courroucé de cette indifférence; il se tourna brusquement vers son domestique et lui demanda sa pipe turque.
--Vraiment, vous êtes marié? répéta Warwara, s'adressant à l'étranger. Mais pourquoi ne pas vous asseoir? ajouta-t-elle, lorsqu'elle eut remarqué qu'il restait debout comme un serviteur.
Il s'inclina respectueusement et prit place en face d'elle, ce qui lui fit tourner le dos au vieux Bromirski, puis, répondant à la première question de Warwara, tendit vers elle une belle main très-soignée:
--Voyez mes cha?nes.
--Oh! ces cha?nes-là sont faciles à rompre, dit en riant la jeune fille, surtout chez nous, où les plus fidèles vivent séparés de leur seconde femme...
Elle retira cependant de son doigt l'anneau nuptial avec un soupir à demi moqueur, le fit glisser sur le sien, puis le rendit lentement au jeune homme, qui rougit de nouveau. Ils causèrent comme causent des gens qui ne se connaissent pas. Peu leur importaient les paroles sorties de leurs lèvres; la musique de leurs voix confondues suffisait à les enivrer. L'étranger s'amusait à faire danser la flamme bleue du punch; Warwara broyait dans sa main des sucreries dont elle répandait les miettes sur la nappe; bient?t elle s'aper?ut qu'il ramassait ces miettes pour les porter à ses lèvres, et une secrète joie l'envahit, car elle avait compris qu'elle produisait sur lui quelque impression. Interrompant ce jeu, elle passa tout à coup à un autre, qui consistait à pétrir des boulettes de mie de pain et à les lancer dans toutes les directions. Elle toucha le front du juif, qui secoua ses boucles noires en regardant autour de lui d'un air étonné; elle tira sur le chien qui dormait sous le buffet; elle fit sonner les vitres et inquiéta une multitude de mouches collées sur le chandelier comme des grains de raisin sec.
--Pourquoi ne me prenez-vous pas pour cible? demanda en riant l'étranger.
Elle ne se le fit pas dire deux fois; mais lui, se dérobant à la grêle qui l'atteignait, vint saisir ses deux mains agressives. Warwara parut offensée.
--Si j'ai manqué au respect que je vous dois, dit-il en reculant d'un pas, punissez votre esclave.
Elle éclata de rire et le frappa au visage d'une de ses tresses qui s'était détachée.
--Les magnifiques cheveux! s'écria le jeune homme.
--Vous ne devez pas faire de ces remarques-là, monsieur... un homme marié...!
--J'ai cependant le droit de baiser la verge, dit-il.
Et avant qu'elle e?t compris, il avait pressé la tresse blonde contre ses lèvres.
Rien n'irrite davantage un homme que de passer inaper?u aux yeux d'une femme qui en même temps re?oit et encourage les hommages d'un autre. Si Warwara avait eu l'intention d'ensorceler le baron, elle n'e?t pu s'y prendre mieux.
Bromirski souffla quelques bouffées formidables de sa pipe turque, se leva, se promena de long en large, s'approchant de plus en plus de la table où les deux jeunes gens étaient assis, puis s'éloignant
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