Le juif errant - Tome II | Page 8

Eugène Süe
semblaient inspirer les profondes
méditations de Rodin était une excellente gravure en taille-douce dont
le fini précieux, le dessin à la fois hardi et correct contrastaient
singulièrement avec la grossière enluminure de l'autre image. Cette rare
et magnifique gravure, payée par Rodin six louis (luxe énorme),
représentait un jeune garçon vêtu de haillons. La laideur de ses traits
était compensée par l'expression spirituelle de sa physionomie
vigoureusement caractérisée; assis sur une pierre, entouré çà et là d'un
troupeau qu'il gardait, il était vu de face, accoudé sur son genou, et
appuyant son menton dans la paume de sa main. L'attitude pensive,
réfléchie de ce jeune homme vêtu comme un mendiant, la puissance de
son large front, la finesse de son regard pénétrant, la fermeté de sa
bouche rusée, semblaient révéler une indomptable résolution jointe à
une intelligence supérieure et à une astucieuse adresse. Au-dessous de
cette figure, les attributs pontificaux s'enroulaient autour d'un médaillon
au centre duquel se voyait une tête de vieillard dont les lignes,
fortement accentuées, rappelaient d'une manière frappante, malgré leur
sénilité, les traits du jeune gardeur de troupeaux.
Cette gravure portait enfin pour titre: LA JEUNESSE DE SIXTE-
QUINT, et l'image enluminée, _la Prédiction__[2]_!
À force de contempler ces gravures de plus en plus près, d'un oeil de
plus en plus ardent et interrogatif, comme s'il eût demandé des
inspirations ou des espérances à ces images, Rodin s'en était tellement
rapproché que, toujours debout et repliant son bras droit derrière sa tête,
il se tenait pour ainsi dire appuyé et accoudé à la muraille, tandis que,
cachant sa main gauche dans la poche de son pantalon noir, il écartait

ainsi un des pans de sa vieille redingote olive.
Pendant plusieurs minutes il garda cette attitude méditative.
* * * * *
Rodin, nous l'avons dit, venait rarement dans ce logis; selon les règles
de son ordre, il avait jusqu'alors toujours demeuré avec le père
d'Aigrigny, dont la surveillance lui était spécialement confiée: aucun
membre de la congrégation, surtout dans la position subalterne où
Rodin s'était jusqu'alors tenu, ne pouvait ni se renfermer chez soi, ni
même posséder un meuble fermant à clef; de la sorte, rien n'entravait
l'exercice d'un espionnage mutuel, incessant, l'un des plus puissants
moyens d'action et d'asservissement employés par la compagnie de
Jésus. En raison de diverses combinaisons qui lui étaient personnelles,
bien que se rattachant par quelques points aux intérêts généraux de son
ordre, Rodin avait pris à l'insu de tous ce pied-à-terre de la rue Clovis.
C'est du fond de ce réduit ignoré que le _socius _correspondait
directement avec les personnages les plus éminents et les plus influents
du sacré collège.
On se souvient peut-être qu'au commencement de cette histoire, lorsque
Rodin écrivait à Rome que le père d'Aigrigny, ayant reçu l'ordre de
quitter la France sans voir sa mère mourante, _avait _hésité à partir; on
se souvient, disons-nous, que Rodin avait ajouté en forme de
post-scriptum, au bas du billet qui annonçait au général de l'ordre
l'hésitation du père d'Aigrigny:
«_Dites _au cardinal-prince qu'il peut compter sur moi, mais qu'à son
tour il me serve activement.»
Cette manière familière de correspondre avec le plus puissant dignitaire
de l'ordre, le ton presque protecteur de la recommandation que Rodin
adressait à un cardinal-prince, prouvaient assez que le _socius, _malgré
son apparente subalternité, était à cette époque regardé comme un
homme très important par plusieurs princes de l'Église ou autres
dignitaires, qui lui adressaient leurs lettres à Paris sous un faux nom, et
d'ailleurs chiffrées avec les précautions et les sûretés d'usage.
Après plusieurs moments de méditation contemplative passés devant le
portrait de Sixte-Quint, Rodin revint lentement à sa table, où était cette
lettre, que, par une sorte d'atermoiement superstitieux, il avait différé
d'ouvrir, malgré sa vive curiosité. Comme il s'en fallait encore de
quelques minutes que l'aiguille de sa montre ne marquât neuf heures et

demie, Rodin, afin de ne pas perdre de temps, fit méthodiquement les
apprêts de son frugal déjeuner; il plaça sur sa table, à côté d'une
écritoire garnie de plumes, le pain et le radis noir; puis, s'asseyant sur
son tabouret, ayant pour ainsi dire le poêle entre ses jambes, il tira de
son gousset un couteau à manche de corne, dont la lame aiguë était aux
trois quarts usée, coupa alternativement un morceau de pain et un
morceau de radis, et commença son frugal repas avec un appétit robuste,
l'oeil fixé sur l'aiguille de sa montre... L'heure fatale atteinte, Robin
décacheta l'enveloppe d'une main tremblante.
Elle contenait deux lettres.
La première parut le satisfaire médiocrement; car, au bout de quelques
instants, il haussa les épaules, frappa impatiemment sur la table avec le
manche de son couteau, écarta dédaigneusement cette lettre du revers
de sa main crasseuse et parcourut la seconde missive, tenant son pain
d'une main, et, de l'autre,
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