Le juif errant - Tome II | Page 7

Eugène Süe
marche de son escalier, la mère
Arsène dit à Rodin:
-- Voici votre panier, monsieur.
-- Mille remerciements, ma chère dame, répondit Rodin; et plongeant la
main dans le gousset de son pantalon, il en tira huit sous qu'il remit un à
un à la fruitière, et lui dit en emportant le panier:
-- Tantôt, en redescendant de chez moi, je vous rendrai, comme
d'habitude, votre panier.
-- À votre service, mon digne monsieur, à votre service, dit la mère
Arsène.
Rodin prit son parapluie sous son bras gauche, souleva de sa main
droite le panier de la fruitière, entra dans l'allée obscure, traversa une
petite cour, monta d'un pas allègre jusqu'au second étage d'un corps de
logis fort délabré, puis arrivé là, sortant une clef de sa poche, il ouvrit
une première porte, qu'ensuite il referma soigneusement sur lui.
La première des deux chambres qu'il occupait était complètement
démeublée; quant à la seconde, on ne saurait imaginer un réduit d'un
aspect plus triste, plus misérable. Un papier tellement éraillé, passé,
déchiré, que l'on ne pouvait reconnaître sa nuance primitive, couvrait
les murailles; un lit de sangle boiteux, garni d'un mauvais matelas et
d'une couverture de laine mangée par les vers, un tabouret, une petite
table de bois vermoulu, un poêle de faïence grisâtre aussi _craquelée
_que la porcelaine de Japon, une vieille malle à cadenas placée sous
son lit, tel était l'ameublement de ce taudis délabré. Une étroite fenêtre
aux carreaux sordides éclairait à peine cette pièce entièrement privée
d'air et de jour par la hauteur du bâtiment qui donnait sur la rue; deux

vieux mouchoirs à tabac attachés l'un à l'autre avec des épingles, et qui
pouvaient à volonté glisser sur une ficelle tendus devant la fenêtre,
servaient de rideaux; enfin le carrelage disjoint, rompu, laissant voir le
plâtre du plancher, témoignait de la profonde incurie du locataire de
cette demeure.
Après avoir fermé sa porte, Rodin jeta son chapeau et son parapluie sur
le lit de sangle, posa par terre son panier, en tira le radis noir et le pain,
qu'il plaça sur la table; puis s'agenouillant devant son poêle, il le bourra
de combustible et l'alluma en soufflant d'un poumon puissant et
vigoureux sur la braise apportée dans un sabot. Lorsque, selon
l'expression consacrée, son poêle _tira, _Rodin alla étendre sur leur
ficelle les deux mouchoirs à tabac qui lui servaient de rideaux; puis, se
croyant bien celé à tous les yeux, il tira de la poche de côté de sa
redingote la lettre que la mère Arsène lui avait remise. En faisant ce
mouvement, il amena plusieurs papiers et objets différents; l'un de ces
papiers, gras et froissé, plié en petit paquet, tomba sur une table et
s'ouvrit; il renfermait une croix de la Légion d'honneur en argent noirci
par le temps, le ruban rouge de cette croix avait presque perdu sa
couleur primitive.
À la vue de cette croix, qu'il remit dans sa poche avec la médaille dont
Faringhea avait dépouillé Djalma, Rodin haussa les épaules en souriant
d'un air méprisant et sardonique; puis il tira sa grosse montre d'argent et
la plaça sur la table à côté de la lettre de Rome. Il regardait cette lettre
avec un singulier mélange de défiance et d'espoir, de crainte et
d'impatiente curiosité. Après un moment de réflexion, il s'apprêtait à
décacheter cette enveloppe... Mais il la rejeta brusquement sur la table,
comme si, par un étrange caprice, il eût voulu prolonger de quelques
instants l'angoisse d'une incertitude aussi poignante, aussi irritante que
l'émotion du jeu. Regardant sa montre, Rodin résolut de n'ouvrir la
lettre que lorsque l'aiguille marquerait neuf heures et demie; il s'en
fallait alors de sept minutes. Par une de ces bizarreries puérilement
fatalistes, dont de très grands esprits n'ont pas été exempts, Rodin se
disait:
-- Je brûle du désir d'ouvrir cette lettre; si je ne l'ouvre qu'à neuf heures
et demie, les nouvelles qu'elle m'apporte seront favorables.
Pour employer ces minutes, Rodin fit quelques pas dans sa chambre, et
alla se placer, pour ainsi dire, en contemplation devant deux vieilles

gravures jaunâtres, rongées de vétusté, attachées au mur par des clous
rouillés.
Le premier de ces _objets d'art, _seuls ornements dont Rodin eût jamais
décoré ce taudis, était une de ces images grossièrement dessinées et
enluminées de rouge, de jaune, de vert et de bleu que l'on vend dans les
foires; une inscription italienne annonçait que cette gravure avait été
fabriquée à Rome. Elle représentait une femme couverte de guenilles,
portant une besace et ayant sur ses genoux un petit enfant, une horrible
diseuse de bonne aventure tenait dans ses mains la main du petit enfant,
et semblait y lire l'avenir, car ces mots sortaient de sa bouche en
grosses lettres bleues: _Sarà papa _(il sera pape).
Le second de ces objets d'art qui
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