Le juif errant - Tome II | Page 9

Eugène Süe
trempant par un mouvement machinal une
tranche de radis dans le sel gris répandu sur un coin de table.
Tout à coup, la main de Rodin restait immobile. À mesure qu'il
avançait dans sa lecture, il paraissait de plus en plus intéressé, surpris,
frappé. Se levant brusquement, il courut à la croisée, comme pour
s'assurer, par un second examen des chiffres de la lettre, qu'il ne s'était
pas trompé, tant ce qu'on lui annonçait lui paraissait inattendu. Sans
doute Rodin reconnut qu'il _avait bien déchiffré, _car, laissant tomber
ses bras, non pas avec abattement, mais avec la stupeur d'une
satisfaction aussi imprévue qu'extraordinaire, il resta quelque temps la
tête basse, le regard fixe, profond; la seule marque de joie qu'il donnât
se manifestait par une sorte d'aspiration sonore, fréquente et prolongée.
Les hommes aussi audacieux dans leur ambition que patients et
opiniâtres dans leur sape souterraine sont surpris de leur réussite
lorsque cette réussite devance et dépasse incroyablement leurs sages et
prudentes prévisions. Rodin se trouvait dans ce cas. Grâce à des
prodiges de ruse, d'adresse et de dissimulation, grâce à de puissantes
promesses de corruption, grâce enfin au singulier mélange d'admiration,
de frayeur et de confiance que son génie inspirait à plusieurs
personnages influents, Rodin apprenait du gouvernement pontifical,
que, selon une éventualité possible et probable, il pourrait, dans un
temps donné, prétendre avec chance de succès à une position qui n'a
que trop excité la crainte, la haine ou l'envie de bien des souverains, et

qui a été quelquefois occupée par de grands hommes de bien, par
d'abominables scélérats ou par des gens sortis des derniers rangs de la
société. Mais, pour que Rodin atteignît plus sûrement ce but il lui fallait
absolument réussir, dans ce qu'il s'était engagé à accomplir, sans
violence, et seulement par le jeu et par le ressort des passions
habilement maniées, à savoir: _Assurer à la compagnie de Jésus la
possession des biens de la famille de Rennepont._
Possession qui, de la sorte, avait une double et immense conséquence;
car Rodin, selon ses visées personnelles, songeait à se faire de son
ordre (dont le chef était à sa discrétion) un marchepied et un moyen
d'intimidation.
Sa première impression de surprise passée, impression qui n'était pour
ainsi dire qu'une sorte de modestie d'ambition, de défiance de soi, assez
commune aux hommes réellement supérieurs, Rodin, envisageant plus
froidement, plus logiquement les choses, se reprocha presque sa
surprise.
Pourtant, bientôt après, par une contradiction bizarre, cédant encore à
une de ces idées puériles auxquelles l'homme obéit souvent lorsqu'il se
sait ou se croit parfaitement seul et caché, Rodin se leva brusquement,
prit la lettre qui lui avait causé une si heureuse surprise, et alla pour
ainsi dire l'étaler sous les yeux de l'image du jeune pâtre devenu pape;
puis, secouant fièrement, triomphalement la tête, dardant sur le portrait
son regard de reptile, il dit entre ses dents, en mettant son doigt
crasseux sur l'emblème pontifical:
-- Hein! frère? et moi aussi... peut-être... Après cette interpellation
ridicule, Rodin revint à sa place, et comme si l'heureuse nouvelle qu'il
venait de recevoir eût exaspéré son appétit, il plaça la lettre devant lui
pour la relire encore une fois, et, la couvant des yeux, il se prit à mordre
avec une sorte de furie joyeuse dans son pain dur et dans son radis noir
en chantonnant un vieil air de litanies.
* * * * *
Il y avait quelque chose d'étrange, de grand et surtout d'effrayant dans
l'opposition de cette ambition immense, déjà presque justifiée par les
événements, et contenue, si cela peut se dire, dans un si misérable
réduit.
Le père d'Aigrigny, homme sinon très supérieur, du moins d'une valeur
réelle, grand seigneur de naissance, très hautain, placé dans le meilleur

monde, n'aurait jamais osé avoir seulement la pensée de prétendre à ce
que prétendait Rodin de prime saut; l'unique visée du père d'Aigrigny,
il la trouvait impertinente, était d'arriver à être un jour élu général de
son ordre, de cet ordre qui embrassait le monde. La différence des
aptitudes ambitieuses de ces personnages est concevable. Lorsqu'un
homme d'un esprit éminent, d'une nature saine et vivace, concentrant
toutes les forces de son âme et de son corps sur une pensée unique,
pratique obstinément ainsi que le faisait Rodin, la chasteté, la frugalité,
enfin le renoncement volontaire à toute satisfaction du coeur ou des
sens, presque toujours cet homme ne se révolte ainsi contre les voeux
sacrés du Créateur qu'au profit de quelque passion monstrueuse et
dévorante, divinité infernale qui, par un acte sacrilège, lui demande, en
échange d'une puissance redoutable, l'anéantissement de tous les nobles
penchants, de tous les ineffables attraits, de tous les tendres instincts
dont le Seigneur, dans sa sagesse éternelle, dans son inépuisable
munificence, a si paternellement doué la créature.
* * * * *
Pendant
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