Le juif errant - Tome I | Page 8

Eugène Süe
deux inconnues n'aurait point à crier au voleur. D'ailleurs, on mit les deux lettres dans un chapeau, et chacun tira la sienne.
à partir de ce moment, et pour le reste de la journée, il y eut deux Gudin et plus d'Eugène Sue.
Le soir, chacun alla à son rendez-vous, et, le lendemain, chacun revenait enchanté. La chose e?t pu durer ainsi éternellement; mais la curiosité perdit toujours les femmes, témoin ève, témoin Psyché.
La dame qui avait obtenu le faux Gudin en partage avait des go?ts artistiques. Après avoir vu le peintre, elle voulait absolument voir l'atelier.
Elle voulait surtout voir Gudin travaillant, la palette et le pinceau à la main.
Au nombre des femmes curieuses, nous avons oublié Sémélé, qui voulut voir son amant Jupiter dans toute sa splendeur, et qui fut br?lée vive par les rayons de sa foudre.
Le faux Gudin ne put résister à tant d'instances: il consentit et donna rendez-vous pour le lendemain à la belle curieuse.
Elle devait venir à deux heures de l'après-midi, moment où le jour est le plus favorable à la peinture.
à deux heures moins un quart, Eugène Sue, vêtu d'une magnifique livrée attendait dans l'antichambre de Gudin.
à deux heures moins quelques minutes, la sonnette s'agita sous la main tremblante de la belle curieuse.
Eugène Sue alla ouvrir.
La dame, jalouse de tout voir, commen?a par jeter les yeux sur le domestique, qui lui paraissait d'excellente mine, et qui s'inclinait respectueusement devant elle.
Cet examen fut suivi d'un cri terrible.
-- Quelle horreur! Un laquais! Et la dame, se cachant le visage dans son mouchoir, descendit précipitamment l'escalier. Au bal masqué de l'Opéra, Eugène Sue rencontra la dame et voulut renouer connaissance avec elle; mais elle s'obstina, cette fois, à croire qu'il était déguisé, et il n'en obtint, pour toute réponse, que ces mots qu'il avait déjà entendus:
-- Quelle horreur! Un laquais!
Vers ce temps, je fis représenter _Henri III, _au Théatre- Fran?ais. De Leuven et Ferdinand Langlé, prévoyant le succès que la pièce devait avoir, vinrent me demander l'autorisation d'en faire la parodie. Je la leur accordai, bien entendu.
Cette parodie fut faite pour le Vaudeville. Elle portait le titre de: _Le Roi Dagobert et sa cour._
Mais ce titre parut irrévérencieux à l'égard du _descendant _de Dagobert. Par _descendant _de Dagobert, l'honorable compagnie qui porte _de sable aux ciseaux d'argent _entendait Sa Majesté Charles X. Elle confondait _descendants _avec _successeurs; _mais bah! quand on coupe toujours et qu'on n'écrit jamais, il ne faut pas y regarder de si près.
Les auteurs changèrent le titre et prirent celui du _Roi Pétaud et sa cour._
Le comité de censure n'y trouva aucun inconvénient.
Comme si personne ne descendait du roi Pétaud!
La pièce fut jouée sous ce dernier titre.
Tout le cénacle assistait à la première représentation.
La parodie parodiait la pièce scène par scène.
Or, à la fin du quatrième acte, la scène d'adieux de Saint-Mégrin et de son domestique était parodiée par une scène entre le héros de la parodie et son portier.
Dans cette scène, très tendre, très touchante, très sentimentale enfin, le héros demandait à son portier une mèche de ses cheveux sur l'air _Dormez donc, mes chères amours, _très en vogue à cette époque et tout à fait approprié à la situation.
Trois ou quatre jours après, nous d?names chez Véfour, Eugène Sue, Desforges, de Leuven, Desmares, Rousseau, Romieu et moi.
à la fin du d?ner, qui avait été fort gai et où le fameux refrain
_Portier, je veux_ _De tes cheveux!_
avait été chanté en choeur, Eugène Sue et Desmares résolurent de donner une réalité à ce rêve de l'imagination d'Adolphe de Leuven et de Langlé, et, entrant dans la maison n° 8 de la rue de la Chaussée-d'Antin, dont Eugène Sue connaissait le concierge de nom, ils demandèrent au brave homme s'il ne se nommait pas M. Pipelet.
Le concierge répondit affirmativement.
Alors, au nom d'une princesse polonaise qui l'avait vu et qui était devenue amoureuse de lui, ils lui demandèrent avec tant d'instances une boucle de ses cheveux, que, pour se débarrasser d'eux, le pauvre Pipelet finit par la leur donner, quoiqu'il n'e?t la tête que médiocrement garnie.
à partir du moment où il eut commis cette imprudence, le pauvre Pipelet fut un homme perdu.
Dès le même soir, trois autres demandes lui furent adressées de la part d'une princesse russe, d'une baronne allemande et d'une marquise italienne.
Et, à chaque fois qu'une semblable demande était adressée au brave homme, un choeur invisible chantait sous ses fenêtres:
_Portier, je veux_ _De tes cheveux!_
Le lendemain, la plaisanterie continua. Chacun envoyait les gens de sa connaissance demander des cheveux à ma?tre Pipelet, qui ne tirait plus le cordon qu'avec angoisse, et qui -- mais inutilement -- avait enlevé de sa porte l'écriteau: _Parlez au portier!_
Le dimanche suivant, Eugène Sue et Desmares voulurent donner au pauvre diable une sérénade en grand; ils entrèrent dans la cour à cheval, chacun une guitare à la main, et se mirent
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