Le juif errant - Tome I | Page 9

Eugène Süe
à chanter l'air persécuteur. Mais, nous l'avons dit, c'était un dimanche, les ma?tres étaient à la campagne; le portier, se doutant qu'on chercherait à empoisonner son jour dominical, et qu'il n'aurait pas même, ce jour-là, le repos que Dieu s'était accordé à lui- même, avait prévenu tous les domestiques de la maison. Il se pla?a derrière les chanteurs, ferma la porte de la rue, fit un signal convenu d'avance et sur lequel cinq ou six domestiques accoururent à son aide, de sorte que les troubadours, forcés de convertir en armes défensives leurs instruments de musique, ne sortirent de là que le manche de leur guitare à la main.
Des détails de ce combat terrible, personne ne sut jamais rien, les combattants les ayant gardés pour eux; mais on sut qu'il avait eu lieu, et, dès lors, le portier du n° 8 de la rue de la Chaussée-d'Antin fut mis au ban de la littérature.
à partir de ce moment, la vie de ce malheureux devint un enfer anticipé. On ne respecta plus même le repos de ses nuits; tout littérateur attardé dut faire le serment de rentrer à son domicile par la rue de la Chaussée-d'Antin, ce domicile f?t-il à la barrière du Maine.
Cette persécution dura plus de trois mois. Au bout de ce temps, comme un nouveau visage se présentait pour faire la demande accoutumée, la femme Pipelet, tout en pleurs, annon?a que son mari, succombant à l'obsession, venait d'être conduit à l'h?pital sous le coup d'une fièvre cérébrale.
Le malheureux avait le délire, et, dans son délire, ne cessait de répéter avec rage le refrain infernal qui lui co?tait la raison et la santé.
Ce Pipelet n'est autre que le Pipelet des _Mystères de Paris, _et Eugène Sue s'est peint lui-même dans le rapin Cabrion.
La campagne d'Alger arriva; Gudin partit pour l'Afrique; les deux amis se trouvèrent séparés; Eugène Sue se remit à la littérature.
_Atar-Gull, _un de ses romans les plus complets, fut commencé à cette époque.
Puis vint la révolution de juillet.
Eugène Sue fit alors, avec Desforges, une comédie intitulée _le Fils de l'Homme._
Les souvenirs de jeunesse se réveillaient chez Eugène Sue; il se rappelait que Joséphine avait été sa marraine et qu'il portait le prénom du prince Eugène.
La comédie faite, elle resta là; la réaction orléaniste avait été plus vite que les auteurs.
D'ailleurs, Desforges, l'un des coupables, était devenu le secrétaire du maréchal Soult. On comprend que le maréchal Soult, qui devait tout à Napoléon, aurait eu de grandes répugnances à voir jouer une pièce en l'honneur de son fils.
Mais l'amour-propre d'auteur est une passion bien impérieuse; on a vu de pauvres filles trahir leur maternité par leur amour maternel.
Un jour, Desforges avait déjeuné avec Volnys; après ce déjeuner, il tira la pièce incendiaire de son carton et la lut à Volnys.
Volnys était fils d'un général de l'Empire qui n'avait pas été fait maréchal; son coeur se fondit à cette lecture.
-- Laissez-moi le manuscrit, dit-il; je veux relire cela.
Desforges laissa le manuscrit; six semaines s'écoulèrent. Le bruit se répandit sourdement dans le monde littéraire qu'il se préparait un grand événement au Vaudeville.
On demandait ce que pouvait être cet événement; Bossange était alors directeur du Vaudeville; Bossange, le collaborateur de Soulié dans deux ou trois drames; Bossange, qui était alors et qui est encore aujourd'hui un des hommes les plus spirituels de Paris, Déjazet était un des principaux sujets de son théatre.
On les savait capables de tout à eux deux.
Un soir, Desforges, curieux de savoir quel était cet événement littéraire que couvait le Vaudeville, était venu dans les coulisses. Il rencontre Bossange et veut l'interroger à ce sujet. Mais Bossange était trop affairé.
-- Ah! mon cher, lui dit-il, je ne puis rien entendre ce soir: imaginez-vous qu'Armand est malade et nous fait manquer le spectacle, de sorte que nous sommes obligés de donner au pied levé une pièce qui était en répétition et qui n'était pas sue. Voyons, monsieur le régisseur, Déjazet est-elle prête?
-- Oui, monsieur Bossange.
-- Alors, frappez les trois coups et faites l'annonce que vous savez.
On frappa les trois coups; on cria: ?Place au théatre!? et force fut à Desforges de se ranger comme les autres derrière un chassis.
Le régisseur, en cravate blanche, en habit noir, entra en scène et dit, après les trois saluts d'usage:
-- Messieurs, un de nos artistes se trouvant indisposé au moment de lever le rideau, nous sommes forcés de vous donner, à la place de la seconde pièce, une pièce nouvelle qui ne devait passer que dans trois ou quatre jours. Nous vous supplions d'accepter l'échange.
Le public, auquel on donnait une pièce nouvelle au lieu d'une vieille, couvrit d'applaudissements le régisseur. La toile tomba pour se relever presque aussit?t. En ce moment, Déjazet descendait de sa loge en uniforme de colonel autrichien.
-- Ah! mon Dieu! s'écria Desforges, à qui un éclair traversa le cerveau, que
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