le second, même jeu pour la clef, même jeu pour la porte; seulement, celui-ci ne trouvait plus ni poulet, ni vin, ni place dans le lit: il mangeait le reste du pain, buvait un verre d'eau et s'étendait sur le canapé.
Si le nombre grossissait outre mesure, les derniers venus tiraient un matelas du lit et couchaient par terre.
Une nuit, Rousseau arriva le dernier; la lumière était éteinte: il compta à tatons quatorze jambes!
Cela dura quatre ou cinq ans, sans que le docteur Sue se doutat le moins du monde que sa maison était un caravansérail dans lequel l'hospitalité était pratiquée gratis et sur une grande échelle.
Au milieu de cette vie de bohème, Eugène fut pris tout à coup de la fantaisie d'avoir un groom, un cheval et un cabriolet, Or, comme son père lui tenait de plus en plus la dragée haute, il lui fallut, pour pouvoir satisfaire ce caprice, recourir aux expédients.
Il fut mis en rapport avec deux honnêtes capitalistes qui vendaient des souricières et des contrebasses aux jeunes gens qui se sentaient la vocation du commerce...
On les nommait MM. Ermingot et Godefroy.
J'ignore si ces messieurs vivent encore et font le même métier; mais, ma foi, à tout hasard, nous citons les noms, espérant qu'on ne prendra pas les lignes que nous écrivons pour une réclame.
MM. Ermingot et Godefroy allèrent aux informations; ils surent qu'Eugène Sue devait hériter d'une centaine de mille francs de son grand-père maternel et de quatre à cinq cent mille francs de son père. Ils comprirent qu'ils pouvaient se risquer.
Ils parlèrent de vins qu'ils avaient à vendre dans d'excellentes conditions et sur lesquels il y avait à gagner cent pour cent! Eugène Sue répondit qu'il lui serait agréable d'en acheter pour une certaine somme.
Il re?ut, en conséquence, une invitation à déjeuner à Bercy pour lui et un de ses amis.
Il jeta les yeux sur Desforges; Desforges passait pour l'homme rangé de la société, et le docteur Sue avait la plus grande confiance en lui.
On était attendu aux Gros-Marronniers.
Le déjeuner fut splendide; on fit go?ter aux deux jeunes gens les vins dont ils venaient faire l'acquisition, et Eugène Sue, sur lequel s'opérait particulièrement la séduction, en fut si content, qu'il en acheta, séance tenante, pour quinze mille francs, que, séance tenante toujours, il régla en lettres de change.
Le vin fut déposé dans une maison tierce, avec faculté pour Eugène Sue de le faire go?ter, de le vendre et de faire dessus tels bénéfices qu'il lui conviendrait.
Huit jours après, Eugène Sue revendait à un compère de la maison Ermingot et Godefroy son lot de vins pour la somme de quinze cents francs payés comptant.
On perdait treize mille cinq cents francs sur la spéculation, mais on avait quinze cents francs d'argent frais. C'était de quoi réaliser l'ambition qui, depuis un an, empêchait les deux amis de dormir: un groom, un cheval et un cabriolet.
Comment, demandera le lecteur, peut-on avoir, avec quinze cents francs, un groom, un cheval et un cabriolet?
C'est inou?, le crédit que donnent quinze cents francs d'argent comptant, surtout quand on est fils de famille et que l'on peut s'adresser aux fournisseurs de son père.
On acheta le cabriolet chez Sailer, carrossier du docteur, et l'on donna cinq cents francs à compte; on acheta le cheval chez Kunsmann, où l'on prenait des le?ons d'équitation, et l'on donna cinq cents francs à compte. On restait à la tête de cinq cents francs: on engagea un groom que l'on habilla de la tête aux pieds; ce n'était pas ruineux, on avait crédit chez le tailleur, le bottier et le chapelier.
On était arrivé à ce magnifique résultat, au commencement de l'hiver de 1823 à 1824.
Le cabriolet dura tout l'hiver.
Au printemps, on résolut de monter un peu à cheval pour saluer les premières feuilles.
Un matin; on partit; Eugène Sue et Desforges, à cheval, étaient suivis de leur groom, à cheval comme eux.
à moitié chemin des Champs-élysées, comme on était en train de distribuer des saluts aux hommes et des sourires aux femmes, un cacolet vert s'arrête, une tête sort par la portière et examine avec stupéfaction les deux élégants.
La tête était celle du docteur Sue, le cacolet vert était ce que l'on appelait dans la famille la voiture aux trois lanternes. C'était une voiture basse inventée par le docteur Sue, et de laquelle on descendait sans marchepied: l'a?eule de tous nos petits coupés d'aujourd'hui.
Cette tête frappa les deux jeunes gens comme e?t fait celle de Méduse; seulement, au lieu de les pétrifier, elle leur donna des ailes; ils partirent au galop.
Par malheur, il fallait rentrer; on ne rentra que le surlendemain, c'est vrai, mais on rentra.
La justice veillait à la porte sous les traits du docteur Sue; il fallut tout avouer, et ce fut même un bonheur que l'on avouat tout. La maison Ermingot et Godefroy commen?ait de montrer les dents
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