Le gorille | Page 8

Oscar Méténier
un signe impérieux
de s'abstenir.
Charaintru imagina qu'il venait et cette fois sans le vouloir, de mettre
encore les pieds dans le plat.
Paul, toujours silencieux mais se raidissant, fit l'effort de se lever et de
marcher--en s'appuyant aux meubles--vers une fenêtre du salon. Elle
était entr'ouverte; il l'ouvrit toute grande par un geste brusque, aspira
à longs traits l'air du dehors, et comme Hercule l'avait suivi, prêt à le
soutenir, Paul se retourna enfin et lui dit:
--Ce n'est rien!... Un éblouissement!... J'ai beaucoup souffert dans ma
vie, et ... je ne suis plus jeune!...
--Ce n'est pas ce que je vous ai dit, au moins, mon cher Paul?
Paul, s'asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant Charaintru
bien en face, avec un sourire forcé, lui répondit:
--C'est si peu ce que vous m'avez dit que, déjà souffrant à votre arrivée,
je n'ai pas saisi un mot des dernières choses que vous m'avez racontées.
Je voyais remuer vos lèvres et je ne vous entendais plus. De quoi
parliez-vous donc?
--Je parlais des potins qui courent sur Berwick, et je vous demandais...
--Ah! oui! s'il vendait sa femme pour combler un déficit? Si un galant
homme sauverait sa barque ou son huit-ressorts à point nommé?
Écoutez bien ceci, Charaintru: je ne sais pourquoi vous m'avez choisi
pour confident à propos des opérations d'un homme qui n'a jamais été
pour moi que le guichet vitré et grillé d'une caisse plus ou moins
publique. Si vous avez fait la cour à sa femme, comme vous le donniez,
l'autre soir, à entendre, en appelant Berwick le petit noir, vous savez à
vos dépens à quoi vous en tenir sur la vertu de cette dame? Et alors,

pourquoi m'interrogez-vous? Si vous avez des fonds chez ce banquier,
retirez-les! Je n'en sais pas davantage.
Hercule écoutait Paul avec une sérieuse attention; mais doutant encore
de l'ignorance dans laquelle Paul se drapait avec tant de tranquillité
apparente, il ajouta:
--Mais enfin, vous, monsieur de Breuilly, si vous aviez à cette heure des
fonds chez Berwick, les retireriez-vous?
Ici Paul eut une minute d'hésitation. S'il croyait à la vertu de Mme
Berwick, il était cruellement édifié sans doute sur l'actif et sur la
probité du mari. Il retarda sa réponse en adressant à Charaintru cette
question:
--Somme toute, que vous doit Berwick?
--Cent cinquante mille francs! Répliqua le petit vicomte sans hésiter.
Paul se releva, marcha dans le salon comme s'il se livrait en lui un
combat terrible, et il finit par dire à Hercule:
--Berwick est bon pour vos cent cinquante mille francs.

IV
Paul de Breuilly donna à dîner au petit vicomte, comme si de rien
n'était. Blanche, qui ignorait la conversation qui avait précédé le dîner,
fut presque enjouée. Il vint, dans la soirée, plusieurs personnes. Il y eût
une table de whist où Paul prit place. Mme de Breuilly eut un assez
long aparté avec Charaintru. Mais, bien que Paul se défiât de la sotte
langue d'Hercule, il s'était assuré de son silence en lui demandant sa
parole d'honneur de laisser les Berwick de côté dans ses causeries de
ce soir-là, et le petit vicomte étant bien vicomte en ceci, qu'il savait
tenir sa parole.
Cependant, à un chasse-croisé dans la partie de whist, Paul, ayant

quitté son fauteuil, vint auprès du divan où Blanche causait avec
Hercule.
--Le vicomte me parlait de vous, mon ami, répliqua Blanche; il me
conviait à lui dire s'il serait accueilli en vous faisant une amicale
proposition qu'il m'a exposée en détail.
--Et laquelle? demanda Paul en serrant légèrement le bras d'Hercule.
--Je prie madame de conserver la parole pour vous exposer ce dont il
s'agit. Elle s'en acquittera mieux que moi.
--Mon Dieu, reprit Blanche, cela n'est pas d'une complication extrême,
M. de Charaintru a, paraît-il, un cheval anglais dont la taille (c'est le
vicomte qui parle) correspond mieux à la vôtre qu'à la sienne. De plus,
il s'est épris d'un double poney ... sans grand usage chez nous, depuis
que...
--Oui, interrompit Paul, qui voulait dispenser Mme de Breuilly de
prononcer le nom de son fils mort. Et alors Hercule rêverait un
échange?
--Avec toutes les compensations voulues! ajouta aussitôt le petit
vicomte d'un ton courtois.
--Cela se trouve merveilleusement bien, reprit Paul sans sourciller: je
veux réformer mon écurie. Je ne puis donc point acquérir votre anglais;
mais, au prix qui vous conviendra, mon double poney est à vous.
Blanche ne s'était nullement attendue à un accord aussi prompt,
sachant que Paul gardait le poney en souvenir du pauvre François. Et
puis ce mot: réformer mon écurie, indiquait des résolutions qu'elle
n'avait pas soupçonnées.
--Voulez-vous aussi notre Clarence, insista M. de Breuilly. Vous
pourrez y atteler votre anglais, s'il est à deux fins.
--Je réfléchirai à cela, repartit Hercule, presque aussi surpris de cette

liquidation
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