geste brusque,
déplia rapidement le journal, passa à la seconde page, comme s'il était
sûr de ne rien trouver d'intéressant dans la première, et penché vers la
lampe, il s'arrêta tout à coup à un article quelconque, mais qu'un large
trait de plume désignait à son attention.
Presque en même temps il saisit son chapeau, passa lestement son
pardessus et dit à ses interlocuteurs ébahis:
--Pardon, mes amis, de prendre aussi promptement congé de vous; mais
il faut que je parte. Que Mayran veuille bien me faire avancer une
voiture!
Quand il fut à la portière de la voiture de louage qu'un domestique était
allé chercher, Paul de Breuilly jeta au cocher ces seuls mots: Gare
Montparnasse!
En même temps, Gustave Mayran et Adrien de Vermont se
demandaient si le comte était conspirateur ou amoureux.
--As-tu toujours connu de Breuilly aussi étrange? demanda de Vermont
au militaire.
--Paul, répliqua Mayran, est un homme dont la poitrine est percée de
part en part et qui porte le fer dans sa plaie. S'il vit encore, c'est par un
miracle de volonté.
--Un amour tardif, peut-être?
--Oh! moi, dit le général, je n'entends rien à l'amour! D'ailleurs, Paul n'a
plus vingt ans.
--Où était-il à vingt ans? demanda Adrien.
--Je crois, en Allemagne, dit Gustave; mais je n'ai jamais su ce qu'il y
avait fait.
II
Le comte de Breuilly était originaire du Languedoc, et très
gentilhomme au point de vue du caractère.
Sa vie avait été pleine de mystère. Militaire, il avait quitté le service
pour se marier, et, depuis lors, il s'était voué à la science avec
l'acharnement d'un homme qui se fuit lui-même, et à la musique par
passe-temps. Il s'était fait ainsi une vie occupée, la partageant entre ses
livres, son violon et les soins qu'il rendait à sa famille. Il avait eu deux
enfants, un garçon, d'humeur bouillante et aventureuse, et une fillette,
blonde, pâlotte, pour qui son frère était le soleil.
Le siège prussien avait emprisonné dans Paris, en 1870, le père, la
femme et les enfants.
François de Breuilly, engagé volontaire, tomba à Champigny, dans un
fossé de neige, pour ne plus se relever. Le père sortit de Paris pour aller
reconnaître les restes de son fils unique. Louise, malgré les efforts
réunis de son père et de sa mère, avait voulu l'accompagner.
Sa détermination était si formelle, et pour ainsi dire si violente, que le
père céda, et ce fut la jeune fille qui, en furetant le long d'une tranchée
funéraire, entre les deux files de Frères de la Doctrine chrétienne qui
maniaient la pioche dans ce cimetière improvisé, prononça tout à coup,
le doigt levé, ce seul mot: François!. Puis elle chancela.... Le comte
regarda le mort en soutenant sa fille évanouie. François était là,
tranquille et raide sur sa dernière couche, un trou à la tempe, le képi
encore au front. Le père trouva la force d'emporter sa fille, croyant
retenir vivante la seconde des créatures qu'il avait le plus aimées; mais
elle ne se remit point de cette épreuve. Elle était dans l'âge d'éclosion
des jeunes filles. L'ébranlement de la douleur et le froid lui furent fatals.
Peu de mois après, elle mourut de la balle qui avait tué son frère.
M. de Breuilly et sa femme se demandèrent s'il était possible d'être plus
malheureux.
La maison était bien vide et les jours désormais coulèrent longs et
tristes pour ces deux êtres si éprouvés.
Parfois, dans le silence de cette demeure désolée, le père, commençait
Une phrase:
«Quand j'avais vingt ans!...» Mais il n'achevait pas.
--Eh bien! répliquait la comtesse, quand vous aviez vingt ans?
--Ai-je dit cela? répondait Paul; mais il semblait avoir oublié déjà sa
pensée.
Blanche se répétait à elle-même:
--Que signifie? Il était alors en Allemagne, mais, à part des études
scientifiques, je n'ai jamais su ce qu'il y avait fait. Du reste, les hommes
sont généralement sobres dans le récit de leur première jeunesse; il ne
faut pas le tourmenter, il est assez malheureux....
Un matin, à sa stupéfaction, Blanche, arrangeant dans un vase les fleurs
qu'elle avait cueillies la veille au cimetière, crut entendre, et entendit en
effet, le susurrement d'un archet sur un stradivarius qui, depuis la
bataille de Champigny, n'était pas sorti de sa boîte. Elle tourna
vivement la tête vers les fenêtres de Paul, et il lui fallut l'entrevoir
pendant quelques minutes, avec l'instrument de musique à la main, pour
se convaincre qu'il avait repris son violon et qu'il en jouait.
Il y avait quelque chose d'effrayant pour elle dans cette espèce de
miracle; mais, si consoler son mari de leur commune douleur était bien
un devoir qu'elle s'était imposé, elle n'en tenait pas moins Paul pour
inconsolable. Vouée désormais aux capelines noires, répudiant les
grâces de son sexe, se plaisant même à ressembler aux
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