et, comme le lion de Florence, le bourreau
semblait avoir eu pitié de sa victime.
La brute avait subi l'ascendant d'une race supérieure, en abritant la
prisonnière dans une cabane inaccessible, ébauchée sur un roc où l'on
n'arrivait qu'en grimpant aux arbres. Le gorille lui apportait des fruits;
mais, la voyant agoniser toujours et refuser toute nourriture, il prit son
parti: il la chargea de nouveau, et sans plus songer à sa lubricité, il
reporta Esther à l'endroit où il l'avait surprise et où nous venions de la
retrouver.
Pour un gorille, il fit là quelque chose approchant du sublime; pour
nous, il se désignait à notre vengeance. Elle fut terrible.
Le récit d'Adrien avait couvert de sueur le front de Paul de Breuilly.
--Savez-vous qu'il y a des gorilles ailleurs que dans les forêts du Gabon?
dit-il à ses amis; seulement ils sont plus impitoyables! Mais pardon,
Adrien, de t'avoir interrompu. Poursuis. La vengeance, dis-tu, fut
terrible? Savourons un peu cette vengeance.
--Voici, dit Adrien. Je laissai miss Esther entourée des soins de sa
famille, et je repartis pour les bois. Je n'avais avec moi que trois
compagnons: un matelot français, un soldat anglais, un petit pointer,
mon vieux compagnon de chasse; peu de vivres, des fusils de choix,
des munitions excellentes. Quant au chien, il avait son admirable
instinct et une obéissance inconnue chez les hommes. Bref, nous
découvrîmes enfin la retraite du gorille, vieux solitaire qui avait élu
domicile à une lieue de la plaine, dans l'endroit escarpé dont je vous ai
dit un mot.
Il vivait de rapines, et il avait étranglé plus d'une négresse sans que
personne s'en fût ému autant que de la disparition de miss Esther.
Surpris dans son fort, il ne chercha nullement à fuir. Quand il nous vit,
non sans étonnement, parvenus de trois côtés différents sur son aire
rocailleuse, le poil de son col se hérissa, ses narines se dilatèrent et,
faisant entendre un cri de guerre aussi rauque qu'une trompette marine,
ce lutteur, qui attaquait les panthères, sembla choisir qui de nous trois il
égorgerait le premier.
Une première balle envoyée par le matelot français le toucha au dos,
mais ne fit que lui effleurer l'omoplate. Il se retourna et, d'un bond
prodigieux, se trouva à portée de mordre le canon du fusil et de le
casser entre ses dents comme un sucre d'orge.
L'Anglais tira. J'ajustai aussi, mais je tremblais d'atteindre le matelot.
En peu de temps, grâce à nos revolvers, le gorille reçut une averse de
balles.
Les reins brisés, il faisait tête encore, hurlait, bataillait. Il nous aurait
écharpés, broyés, malgré ses blessures, si une dernière balle que je lui
logeai dans l'oeil ne l'avait fait rouler par terre; il tomba, cette fois, pour
ne plus se relever.
Son dernier cri fut celui de l'homme que l'on égorge. Nous le trouvâmes
Couché dans une boue sanglante, labourée par les ongles de ses mains
énormes. Son cadavre était effrayant à voir. Nous lui fîmes un bûcher
avec les débris de son ajoupa. Ainsi finit cet Almaviva rudimentaire!
Le comte avait écouté ce récit avec un intérêt fiévreux.
--Si tu rencontrais sur le boulevard, dit-il à M. de Vermont, un gorille
de l'espèce du tien, bien qu'ayant un état civil en règle et une position
notariée excellente, te chargerais-tu de le tuer?
--Cela dépend, repartit le sceptique, sans trop comprendre où Paul
voulait en venir. Si j'étais sûr de l'impunité et qu'il s'agît de venger une
miss Esther....
--Il y a longtemps, dit tristement le comte de Breuilly, que je me pose
cette question....
--Voilà une transition superbe pour arriver à faire ton petit récit, mon
cher Paul, dit le général. Eh bien! si Adrien a fini, à toi la parole!
--C'est que je n'ai nulle envie de la prendre, dit le comte d'un air
naïvement contrit.
--Pour te taire, dit Adrien, il faut que tu craignes de nous intéresser
trop.
--Ou pas assez, objecta Paul. Je voulais dire seulement qu'ayant fait de
l'anthropologie, je tiens la communauté d'origine du genre humain pour
une question secondaire. Pour moi, il est aisé de reconnaître à première
vue que tel type humain procède des ruminants, tel autre des batraciens,
tel autre des singes; celui-ci de l'aigle, celui-là du hibou. On coudoie
des gorilles et des bouledogues, exactement vêtus comme vous et moi
et se croyant nos égaux. C'est très drôle et très horrible.
Sur ce point, un domestique entra et remit à M. Mayran un journal sur
un Plateau de vermeil.
Le général regarda la bande et lut cette adresse écrite à la main:
A Monsieur le général Mayran, pour remettre à Monsieur le comte de
Breuilly.
--Écriture de femme! pensa le militaire; mais il se tut et passa le journal
à Paul.
C'était une feuille mondaine. Paul déchira la bande d'un
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