Le fils du Soleil | Page 8

Gustave Aimard
me servir, sois muet comme un cadavre.
Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable
au chien qui lèche son maître dont il a été battu.
Mato était resté témoin immobile de cette scène.

--Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi!
murmura José Diaz toujours caché derrière un arbre.
III.--DON JUAN PEREZ
Après un court silence, don Juan reprit la parole.
--Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais tu
es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal.
--Je ne boirai plus, répondit le gaucho.
Don Juan sourit.
--Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait tantôt,
on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n'est
pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur vous deux?
--Oui, dirent les gauchos.
--Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout. Surveillez
particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au dedans.
S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille dona Linda,
vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise des
Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques heures
vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si
incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec
promptitude et dévouement.
--Nous le jurons!
--C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que
vous pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que
d'un oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos,
méfiez-vous de Pavito: c'est un traître.
--Faut-il le tuer? demanda Mato.
--Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser

adroitement.
Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit
de ne pas les voir.
--Avez-vous besoin d'argent?
--Non, maître.
--N'importe! prenez cela.
Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand
nombre d'onces d'or étincelaient à travers les mailles.
--Chillito, mon cheval.
Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en bride
un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança.
--Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous coûterait
la vie.
Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon
dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen.
Mato et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur.
Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière
s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie par la
peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une main et son
couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui
d'un air effaré et en murmurant à mi-voix:
--Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa
Virgen del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter.
--C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur.
--Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté.

--Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le
gaucho, auquel il serra la main.
--Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc
aussi?
--Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur don
Juan.
--Eh bien?
--Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant,
nous ruinerons ses trames pleines d'ombre.
--Ainsi soit-il!
--Et d'abord, que comptez-vous faire?
--Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer
adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la
pampa.
--Caramba! je les connais de longue date; à cette heure ils m'inquiètent
médiocrement.
--Mais moi?
--Bah! vous n'êtes pas encore mort.
--Je n'en vaux guère mieux.
--Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panthère que je
sache?
--Une panthère n'est, après tout, qu'une panthère, on en a raison avec
une balle; mais les deux gaillards que don Juan a lâchés après moi sont
des démons.
--C'est vrai; donc allons au plus pressé. Don Luis Munoz dont je suis le

capataz, est mon frère de lait, c'est vous dire que je lui suis dévoué à la
vie à la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon maître quelque
infernal complot que je veux faire échouer. Etes-vous décidé à me
prêter main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, à eux deux,
n'ont qu'une seule volonté.
--Franchise pour franchise, don José, reprit le Pavito après un instant de
réflexion. Ce matin, j'aurais refusé; ce soir, j'accepte, car je ne risque
plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est changée. Me
tuer adroitement! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis à vous, capataz,
comme mon couteau est à sa poignée, à vous corps et âme, foi de
gaucho!
--A merveille! fit don José; nous saurons nous entendre.
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