Montez à
cheval et allez m'attendre à l'Estancia: j'y retournerai après le coucher
du soleil, et là, nous dresserons le plan de contre-mine.
--D'accord. De quel côté vous dirigez-vous?
--Je me rends chez don Luis Munoz.
--A ce soir, alors!
--A ce soir!
Ils se séparèrent. Le Pavito, dont le cheval était caché à peu de distance,
galopa vers l'estancia de San-Julian, dont José était le capataz, tandis
que celui-ci descendait à grands pas le chemin de la Poblacion.
Don Luis Munoz était un des plus riches propriétaires du Carmen, où sa
famille s'était établie depuis la fondation de la colonie. C'était un
homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il
avait gardé le beau type de cette race, type qui sur son visage se
reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accusées, avec un
certain air de majesté fière auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient une
expression de bonté et de douceur.
Resté veuf, après deux courtes années de mariage, don Luis avait
enfermé dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique
sacrée, et il croyait que c'était l'aimer encore que de se vouer tout entier
à l'éducation de leur fille Linda.
Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, à peu de
distance du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la
colonie.
Quelques heures après les événements que nous avons rapportés, deux
personnes étaient assises auprès d'un brasero dans un salon de cette
habitation.
Dans ce salon, élégamment meublé à la française, un étranger, en
soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg
Saint-Germain: même luxe dans les tapisseries, même goût dans le
choix et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas même un
piano d'Erard chargé de partitions d'opéras chantés à Paris; et, comme
pour mieux prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les
romanciers et les poètes à la mode encombraient un guéridon de Boule.
Là tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, où
achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne.
Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.
Don Luis Munoz et sa fille Linda étaient assis auprès du brasero.
Dona Linda, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle.
L'arc de jais de ses sourcils, tracés comme avec un pinceau, relevait la
grâce de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux
bleus et pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient
harmonieusement avec ses cheveux d'un noir d'ébène qui se bouclaient
autour d'un col délicat, et où des jasmins odorants se mouraient de
volupté. Petite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambrée
était d'une finesse extrême; jamais pieds plus mignons n'avaient foulé,
en dansant, les pelouses buenos-ayriennes, jamais main plus délicate
n'était tombée dans la main d'un amoureux. Sa démarche, nonchalante
comme celle de toutes les créoles, avait je ne sais quels mouvements
ondulés pleins de désinvolture et de salero, comme on dit en Espagne.
Son costume, d'une charmante simplicité, se composait d'un peignoir de
cachemire blanc brodé de larges fleurs en soie de couleurs vives, serré
aux hanches par une torsade. Un voile de maline était négligemment
ajusté sur ses épaules. Ses pieds, emprisonnés dans des bas de soie à
côtés, étaient chaussés de pantoufles naines roses et bordées de duvet
de cygne.
Dona Linda fumait un mince cigarillo de maïs, tout en causant avec son
père.
--Oui, père, disait-elle, aujourd'hui est arrivé au Carmen un navire de
Buenos-Ayres, chargé des plus jolis oiseaux du monde.
--Eh bien! chica (petite)?
--Il me semble que mon cher petit père, fit-elle avec une admirable
moue, n'est guère galant, ce soir.
--Qu'en savez-vous, mademoiselle? répondit don Luis en souriant.
--Comment! vrai! s'écria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et
en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pensé?...
--A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre volière
peuplée de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de
quatre cents, vilaine ingrate!
--Oh! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime! reprit la jeune
fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant à
plusieurs reprises.
--Assez! assez! follette! Vas-tu m'étouffer avec tes caresses?
--Que faire pour reconnaître vos prévenances?
--Pauvre chère, je n'ai que toi à aimer désormais.
--Dites donc à adorer, mon excellent père, car c'est de l'adoration que
vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes
que Dieu a mises dans mon âme.
--Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas,
méchante, de me causer des inquiétudes.
--Moi? demanda Linda avec un tressaillement intérieur.
--Oui, vous, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt. Tu me
caches quelque chose.
--Mon père!
--Allez, ma
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