Le fils du Soleil | Page 6

Gustave Aimard
de mal, de vices sans frein et de
véritables qualités. Il sont tour à tour et à la fois paresseux jours,
querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à

un ami ou à un patron de leur choix. Dès leur enfance, le sang coule
sous leurs mains, dans les estancias, l'époque de la mantaza del ganado
(abattage des bestiaux), et ils s'habituent ainsi à la couleur de la pourpre
humaine. Du reste, leurs plaisanteries sont grossières, comme leurs
moeurs: la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du
couteau sous le prétexte le plus frivole.
Pendant que les gauchos, rentrés après la querelle chez le pulpero,
arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de chicha le
souvenir de ce petit incident, un homme enveloppé dans un épais
manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la
pulperia sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un
regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et
avec une piastre qu'il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le
comptoir.
A ce bruit inattendu, qui ressemblait à un signal, les gauchos, qui
causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une
commotion électrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard
de soulever les plis du manteau qui cachait l'étranger, tandis que Pavito
détournait un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.
L'inconnu jeta sa cigarette à demi consumée, et se retira du bouge en
silence comme il était venu. Un instant après, Chillito, qui s'essuyait la
joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante,
quittèrent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur jusqu'à la porte
et courut sur leurs talons.
--Hum! grommela le pulpero, voilà trois gredins qui me font l'effet de
manigancer quelque chienne de besogne, où toutes les têtes ne resteront
pas sur toutes leurs épaules. Ma foi, ça les regarde.
Les autres gauchos, complètement absorbés par leur partie de monte, et
penchés vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au
départ de leurs camarades.
L'inconnu, à une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux
gauchos marchaient presque derrière lui et causaient négligemment

comme deux oisifs qui se promènent.
Où était le Pavito? il avait disparu.
Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'étranger se
mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible,
s'éloignait du cours de la rivière et s'enfonçait peu à peu dans les terres.
Ce chemin, à la sortie de la Poblacion, tournait par un coude assez raide
et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous les autres
semblait se perdre dans la plaine.
A l'angle du sentier passa, près des trois hommes, un cavalier, qui, au
grand trot, se dirigeait vers le village; mais préoccupés sans doute par
de sérieuses pensées, ni l'étranger, ni les gauchos ne le remarquèrent.
Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d'oeil rapide et perçant, et
ralentit l'allure de son cheval, qu'il arrêta à quelques pas de là.
--Dieu me pardonne! se dit-il à lui-même, c'est don Juan Perez, ou c'est
le diable en chair et en os! Que peut-il avoir à faire par là en compagnie
de ces deux bandits qui m'ont l'air de suppôts de Satan? Que je perde
mon nom de José Diaz, si je n'en ai pas le coeur net et si je ne me mets
à leurs trousses!
Et il sauta vivement à terre. Le senor José Diaz était un homme de
trente-cinq ans au plus, d'une taille au-dessous de la moyenne et un peu
replet; mais, en revanche, la carrure des ses larges épaules, et ses
membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit oeil gris, vif
et pétillant d'intelligence et d'audace éclairait sa physionomie ouverte et
franche. Son costume, sauf un peu plus d'élégance, était celui des
gauchos.
Dès qu'il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais personne à
qui confier sa monture, car, au Carmen, et surtout dans la
Poblacion-del-Sur, c'est presque un miracle de rencontrer en même
temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la
bride dans son bras, conduisit son cheval à la pulperia, d'où les gauchos
venaient de sortir, et le confia à l'hôte.

Ce devoir accompli, car le meilleur ami d'un Hispano-Américain est
son cheval, Diaz revint sur ses pas avec les précautions les plus
minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n'être point
aperçu. Les gauchos avaient de l'avance sur lui et disparaissaient
derrière Une dune mouvante, au moment où il tournait le coude de
chemin. Néanmoins, il ne tarda pas à les revoir gravissant un sentier
raide qui aboutissait à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres
avaient
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