Le fils du Soleil | Page 5

Gustave Aimard

ne puisse s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de
race blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles.
--Calla la voca (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux
d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises.
--Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que les
autres.
--Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et
que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter?
--Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi,
Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride.
--Chillito!
--Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de
mal?
--Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur,
au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend Le
plus possible.
--Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria
Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde!
--En attendant, buvons, dit le Pavito.
--Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan
Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin?
--Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama
Mato en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta
langue, chien maudit?

Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers:
--Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à
me remuer le sang.
--Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans
s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu
es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle.
Tais-toi, entends-te, ou va dormir.
--Sangre de Cristo! hurla Chillito, en plantant vigoureusement son
couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison.
--Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te
donner une navajeda sur ta vilaine frimousse.
--Vilaine frimousse! as-tu dit?
Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les
autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre.
--La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le
pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous
chamailler, la rue est libre.
--Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme.
--Volontiers.
Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue.
Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses
poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille.
Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient salués
avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche leur
poncho en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs
couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un
sang-froid remarquable.

Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire
au visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une
trahison indigne d'un vrai caballero.
Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le
corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner
les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la
cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible
et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et d'autre
avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, dont la
vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva une
seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato lui
découdre la peau du visage dans toute sa longueur.
--Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché!
Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance, rengainèrent
leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une sorte de
courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras dessus bras
dessous dans la pulperia.
Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont
complètement inconnues en Europe.
Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé
leurs habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs
infatigables, ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source
féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux
de l'avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils
dédaignent la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger.
Eh bien! ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour
aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de
coeur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui son
implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente
amitié, de dévouement et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère
offre un mélange bizarre de bien et
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