Le din dEpicure | Page 4

Anatole France
lut en classe la fable de l'Homme et le G��nie. Pourtant je me la rappelle mieux que si je l'avais entendue hier. Un g��nie donne �� un enfant un peloton de fil et lui dit: ?Ce fil est celui de tes jours. Prends-le. Quand tu voudras que le temps s'��coule pour toi, tire le fil: tes jours se passeront rapides ou lents selon que tu auras d��vid�� le peloton vite ou longuement. Tant que tu ne toucheras pas au fil, tu resteras �� la m��me heure de ton existence.? L'enfant prit le fil; il le tira d'abord pour devenir un homme, puis pour ��pouser la fianc��e qu'il aimait, puis pour voir grandir ses enfants, pour atteindre les emplois, le gain, les honneurs, pour franchir les soucis, ��viter les chagrins, les maladies venues avec l'age, enfin, h��las! pour achever une vieillesse importune. Il avait v��cu quatre mois et six jours depuis la visite du g��nie.
Eh bien! le jeu, qu'est-ce donc sinon l'art d'amener en une seconde les changements que la destin��e ne produit d'ordinaire qu'en beaucoup d'heures et m��me en beaucoup d'ann��es, l'art de ramasser en un seul instant les ��motions ��parses dans la lente existence des autres hommes, le secret de vivre toute une vie en quelques minutes, enfin le peloton de fil du g��nie? Le jeu, c'est un corps-��-corps avec le destin. C'est le combat de Jacob avec l'ange, c'est le pacte du docteur Faust avec le diable. On joue de l'argent,--de l'argent, c'est-��-dire la possibilit imm��diate, infinie. Peut-��tre la carte qu'on va retourner, la bille qui court donnera au joueur des parcs et des jardins, des champs et de vastes bois, des chateaux ��levant dans le ciel leurs tourelles pointues. Oui, cette petite bille qui roule contient en elle des hectares de bonne terre et des toits d'ardoise dont les chemin��es sculpt��es se refl��tent dans la Loire; elle renferme les tr��sors de l'art, les merveilles du go?t, des bijoux prodigieux, les plus beaux corps du monde, des ames, m��me, qu'on ne croyait pas v��nales, toutes les d��corations, tous les honneurs, toute la grace et toute la puissance de la terre. Que dis-je? elle renferme mieux que cela; elle en renferme le r��ve. Et vous voulez qu'on ne joue pas? Si encore le jeu ne faisait que donner des esp��rances infinies, s'il ne montrait que le sourire de ses yeux verts on l'aimerait avec moins de rage. Mais il a des ongles de diamant, il est terrible, il donne, quand il lui pla?t, la mis��re et la honte; c'est pourquoi on l'adore.
L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. Il n'y a pas de volupt�� sans vertige. Le plaisir m��l�� de peur enivre. Et quoi de plus terrible que le jeu? Il donne, il prend; ses raisons ne sont point nos raisons. Il est muet, aveugle et sourd. Il peut tout. C'est un dieu.
C'est un dieu. Il a ses d��vots et ses saints qui l'aiment pour lui-m��me, non pour ce qu'il promet, et qui l'adorent quand il les frappe. S'il les d��pouille cruellement, ils en imputent la faute �� eux-m��mes, non �� lui:
?J'ai mal jou��?, disent-ils.
Ils s'accusent et ne blasph��ment pas.

* * *
L'esp��ce humaine n'est pas susceptible d'un progr��s ind��fini. Il a fallu pour qu'elle se d��veloppat que la terre f?t dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps o�� notre plan��te ne convenait pas l'homme: elle ��tait trop chaude et trop humide. Il viendra un temps o�� elle ne lui conviendra plus: elle sera trop froide et trop s��che. Quand le soleil s'��teindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi d��nu��s et stupides qu'��taient les premiers. Ils auront oubli�� tous les arts et toutes les sciences, ils s'��tendront mis��rablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effac��es des villes o�� maintenant on pense, on aime, on souffre, on esp��re. Tous les ormes, tous les tilleuls seront morts de froid; et les sapins r��gneront seuls sur la terre glac��e. Ces derniers hommes, d��sesp��r��s sans m��me le savoir, ne conna?tront rien de nous, rien de notre g��nie, rien de notre amour, et pourtant ils seront nos enfants nouveau-n��s et le sang de notre sang. Un faible reste de royale intelligence, h��sitant dans leur crane ��paissi, leur conservera quelque temps encore l'empire sur les ours multipli��s autour de leurs cavernes. Peuples et tribus auront disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les routes, les jardins du vieux monde. Quelques familles �� peine subsisteront. Femmes, enfants, vieillards, engourdis p��le-m��le, verront par les fentes de leurs cavernes monter tristement sur leur t��te un soleil sombre o��, comme sur un tison qui s'��teint, courront des lueurs fauves, tandis qu'une neige ��blouissante d'��toiles continuera
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