Le din dEpicure | Page 6

Anatole France
sentiments qui nous la rendent ou douce, ou du moins tolérable, naissent d'un mensonge et se nourrissent d'illusions.
Si possédant, comme Dieu, la vérité, l'unique vérité, un homme la laissait tomber de ses mains, le monde en serait anéanti sur le coup et l'univers se dissiperait aussit?t comme une ombre. La vérité divine, ainsi qu'un jugement dernier, le réduirait en poudre.

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Au vrai jaloux, tout porte ombrage, tout est sujet d'inquiétude. Une femme le trahit déjà seulement parce qu'elle vit et qu'elle respire. Il redoute ces travaux de la vie intérieure, ces mouvements divers de la chair et de l'ame qui font de cette femme une créature distincte de lui-même, indépendante, instinctive, douteuse et parfois inconcevable. Il souffre de ce qu'elle fleurit d'elle-même comme une belle plante, sans qu'aucune puissance d'amour puisse retenir et prendre tout ce qu'elle répand au monde de parfum dans ce moment agité qui est la jeunesse et la vie. Au fond, il ne lui reproche rien, sinon qu'elle est. C'est là ce qu'il ne saurait supporter paisiblement. Elle est, elle vit, elle est belle, elle songe. Quel sujet d'inquiétude mortelle! Il veut toute cette chair. Il la veut plus et mieux que n'a permis la nature, et toute.
La femme n'a pas cette imagination. Le plus souvent, ce qu'on prend chez elle pour de la jalousie, c'est la rivalité. Mais, quant à cette torture des sens, à cette hantise des apparitions odieuses, à cette fureur imbécile et lamentable, à cette rage physique, elle ne la conna?t point ou ne la conna?t guère. Son sentiment, dans ce cas, est moins précis que le n?tre. Une sorte d'imagination n'est pas très développée en elle, même dans l'amour, et dans l'amour sensuel: c'est l'imagination plastique, le sens précis des figures. Un grand vague enveloppe ses impressions, et toutes ses énergies restent tendues pour la lutte. Jalouse, elle combat avec une opiniatreté, mêlée de violence et de ruse, dont l'homme est incapable. Ce même aiguillon qui nous déchire les entrailles l'excite à la course. Dépossédée, elle lutte pour l'empire et pour la domination.
Aussi la jalousie, qui chez l'homme est une faiblesse, est une force chez la femme et la pousse aux entreprises. Elle en tire moins de dégo?t que d'audace.
Voyez l'Hermione de Racine. Sa jalousie ne s'exhale pas en noires fumées; elle a peu d'imagination; elle ne fait point de ses tourments un poème plein d'images cruelles. Elle ne rêve pas, et qu'est-ce que la jalousie sans le rêve? qu'est-ce que la jalousie sans l'obsession et sans une espèce de monomanie furieuse? Hermione n'est pas jalouse. Elle s'occupe d'empêcher un mariage. Elle veut l'empêcher à tout prix, et reprendre un homme, rien de plus.
Et quand cet homme est tué pour elle, par elle, elle est étonnée; elle est surtout attrapée. C'est un mariage manqué. Un homme sa place se fut écrié: ?Tant mieux! cette femme que j'aimais, personne ne l'aura.

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Le monde est frivole et vain, tant qu'il vous plaira. Pourtant, ce n'est point une mauvaise école pour un homme politique. Et l'on peut regretter qu'on en ait si peu l'usage aujourd'hui dans nos parlements. Ce qui fait le monde, c'est la femme. Elle y est souveraine: rien ne s'y fait que par elle et pour elle. Or la femme est la grande éducatrice de l'homme; elle lui enseigne les vertus charmantes, la politesse, la discrétion et cette fierté qui craint d'être importune. Elle montre à quelques-uns l'art de plaire, à tous l'art utile de ne pas déplaire. On apprend d'elle que la société est plus complexe et d'une ordonnance plus délicate qu'on ne l'imagine communément dans les cafés politiques. Enfin on se pénètre près d'elle de cette idée que les rêves du sentiment et les ombres de la foi sont invincibles, et que ce n'est pas la raison qui gouverne les hommes.
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Le comique est vite douloureux quand il est humain. Est-ce que don Quichotte ne vous fait pas quelquefois pleurer? Je go?te beaucoup pour ma part quelques livres d'une sereine et riante désolation, comme cet incomparable Don Quichotte ou comme Candide, qui sont, à les bien prendre, des manuels d'indulgence et de pitié, des bibles de bienveillance.

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L'art n'a pas la vérité pour objet. Il faut demander la vérit aux sciences, parce qu'elle est leur objet; il ne faut pas la demander à la littérature, qui n'a et ne peut avoir d'objet que le beau.
La Chloé du roman grec ne fut jamais une vraie bergère, et son Daphnis ne fut jamais un vrai chevrier; pourtant ils nous plaisent encore. Le Grec subtil qui nous conta leur histoire ne se souciait point d'étables ni de boucs. Il n'avait souci que de poésie et d'amour. Et comme il voulait montrer, pour le plaisir des citadins, un amour sensuel et gracieux, il mit cet amour dans les champs
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