Le dernier vivant | Page 6

Paul H. C. Féval
regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le
contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.
J'eus froid.
Et j'eus peur.
Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille.
Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
--Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les
lumières de son brouillard, il ajouta:
--Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la
gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves
qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la
semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris
pousse vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup
d'oeil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit
comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher.
Penses-tu que je la retrouverai?
Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:
--Comment vas-tu ce matin?

Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des gens
qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la bouche.
Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui avait
détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie,
car j'eusse presque désiré le retrouver malade.
Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni
trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et mat,
comme celui d'une fillette. Il me dit encore:
--Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton
caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu?
moi, j'aurais eu des idées de mariage....
Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.
--Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier sans
l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas oublié,
je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût parlé de
quelque autre camarade à nous.
À part la furtive oeillade qu'il venait de me lancer, toute sa
physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.
Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis
mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et, aussitôt
né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude. L'étonnement qui se
peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me demanda d'un ton
de reproche affectueux:
--Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien
était notre meilleur ami.
--Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon,
ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.
--À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu as

tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux,
vois-tu....
Il n'acheva pas et reprit:
--Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est dans
l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur toi.
Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.
--C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de
circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle
jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....
Cette phrase resta inachevée.
Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient
fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de
suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à la
fois resplendissant et confus.
Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en
disant:
--Je crois parfois l'entrevoir là-bas....
Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.
--Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser
une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un
enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne.
Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est
impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le fait
certain. Je le sais, j'en suis sûr. Puisqu'elle y est, en cherchant bien, on
peut la trouver.
Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui
était à mille lieues de moi.

--C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la connais?
--Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.
--J'allais te le demander.
Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la
réponse.
--Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de
Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu
verras Lucien, tu reconnaîtras cela d'un
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