Le dernier vivant | Page 5

Paul H. C. Féval
veuve, surtout une
veuve qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray
avait quarante-huit heures de plus que lui.
«Belle comme un ange, spirituelle comme un diable--et ridiculement
riche!»
Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien
Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de
sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.
Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un autre
style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers sa réserve,
dont le motif m'échappait, je devinais le grand, l'irrésistible amour.
Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865.
J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais
apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.
Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par
manière d'acquit et sans me rien dire.
Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu
de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en
moi.

Il me cachait son coeur.
Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M.
Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr
Chapart.

III
Grand paysage--L'âme de Lucien
Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il
pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à
laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la
fenêtre.
Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on
embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées,
ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart.
(Système Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe.
On donne la brochure.)
Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je
découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un
lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les
pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux
ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les
campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours,
détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.
Je n'eus qu'un coup d'oeil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé
sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se
retourna lentement vers moi.
Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au
sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.
Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il

pas assez?
Je retrouvais Lucien rajeuni, après ces dix années qui faisaient juste le
tiers de notre âge à tous les deux.
L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que
l'adolescent achevant sa vingtième année.
Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le coeur.
Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus clair et
presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y
avait une insouciance d'enfant dans la souriante placidité de sa
physionomie.
Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous,
mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute
oeuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la
perfection même de sa beauté.
C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là
n'appartient qu'à l'autre sexe.
Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se
ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui
affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.
Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus
doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque
cruel.
Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa
trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de s'enlaidir.
Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne
mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain farouche, ce
qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le plus gai que j'aie
rencontré en ma vie.

Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la
touche d'un mauvais gars.
Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin.
Il se laissait être joli.
Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son
regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux
qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait fait
retour vers l'adolescence.
Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le coeur. Et
pourtant, quand il me
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 221
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.