Le dernier vivant | Page 4

Paul H. C. Féval
qui sont terriblement capricieux. Et il y a
loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux bords du lac Corrib.
--Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que
l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une
petite pointe jusque dans la «verte Erin», comme dit Lamartine. Quel
poète! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux
jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m'avait essoufflé; mais
mon homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer: je
possédais un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités
celtiques en quantité; mais ce n'est pas un pays fortuné, par exemple, et
des quantités de coqueluches.
Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant

à bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la
romance.
...Depuis que j'ai vu Sylvandre Me regarder d'un air tendre....
Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'aménité:
--La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas
la profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur
de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain.
Je pris congé. À la moitié de l'escalier j'entendis encore le mot
conscience, enveloppé dans le cinquième vers:
Mon coeur dit à chaque instant Peut-on vivre?...
Le lendemain, de bonne heure, j'étais au rendez-vous.
Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et
répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.
Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans
l'antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où
écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes,
tout au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint à distance en disant:
--Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est drôle. Alors,
il me faut mon picotin. C'est dix francs.
Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent à ses lèvres, comme je l'ai vu
faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.
Le papier ne contenait que ces mots:
«Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville.»
Une demi-heure après, un garçon à tournure d'infirmier m'ouvrait la
chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où
Lucien était pensionnaire.

Il y avait maintenant près de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut.
Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son
père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve
avec deux filles, y jouissait d'une modeste aisance.
Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi,
et nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous
promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa
vingtième année.
Je me souviens qu'il était tout fier de sa thèse passée, et le moins triste
de nous deux.
Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre
correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinué.
Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne
saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet si
souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de famille
où il passait les vacances avec sa mère et ses deux soeurs.
Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans
ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à
Paris.
Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié
paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise
jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de
notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la véritable
profondeur.
Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps
là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je
songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.
Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de
penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui,
question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.

L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de
chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.
C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance,
et comme je n'ai ni frère ni soeur, les enfants de Lucien étaient mes
neveux prédestinés.
Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre
séparation--vers 1863, je crois--ne se fit pas. Mon avis n'y avait point
été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous
avait rebattu les oreilles dès le collège.
Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 221
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.