--Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre: c'est un client qui
doit être content de moi. À qui ai-je l'avantage de parler?
--Je m'appelle Geoffroy de Roeux.
--Respectable noblesse! murmura M. Louaisot avec un signe de tête
amateur. Comte, marquis, baron?...
--Simple chevalier-banneret, s'il vous plaît, interrompis-je un peu
impatienté.
M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R pour y
inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d'encre, resta suspendue
au-dessus du papier, et il me dit avec quelque sévérité:
--Monsieur, la profession exige de la conscience! Je m'inclinai.
Sa plume grinça.
--Impérieusement, Monsieur! continua-t-il en écrivant.
Il referma le livre et reprit:
--Sans la conscience, la profession ressemblerait à n'importe quel
métier. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
--On m'a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez votre aide
pour trouver l'adresse d'un ami à moi que je cherche vainement.
--On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante
n'échappe à l'organisation de mes bureaux. Pour les personnes décédées,
j'indique non seulement le cimetière, mais la position exacte du
monument. Quel est le nom de votre ami?
--Lucien Thibaut, juge... peut-être ne l'est-il plus... mais très
certainement ancien juge au tribunal de première instance d'Yvetot.
M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement qui était
tombé juste sur le mot juge, et c'était là ce qui m'avait porté à me
reprendre. J'eus lieu de penser plus tard que ce n'était pas le mot juge,
mais bien le nom lui-même qui avait troublé un instant le calme
olympien de sa physionomie, au moment même où il venait de me
laisser entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s'agita sur
son fauteuil, piqua du doigt l'armature de ses lunettes et fit mine de
chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s'il le trouva, mais sa
tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard clair et
affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase laconique:
--Pas d'autres détails?
Je lui passai une note préparée à l'avance et qui contenait toutes les
indications qu'il m'était possible de fournir.
Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre connaissance
de ma note.
Pendant qu'il lisait, je l'entendis fredonner très bas, de façon à ne point
manquer aux convenances, la romance bien connue:
Ah! vous dirais-je maman Ce qui cause mon tourment?
Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche s'arrondissait
comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c'était une pure
apparence.
Il me remit le papier et demanda:
--Pourquoi voulez-vous connaître l'adresse de ce monsieur?
L'étonnement dut se peindre sur mes traits, car il s'empressa d'ajouter:
--Vous savez, la conscience! Sans la conscience, autant abandonner la
profession pour se faire agent de change ou même préfet. Suivez bien
mon raisonnement si vous avez eu tant de peine à trouver ce monsieur,
depuis le temps, c'est qu'il se cache, hein? Toutes les probabilités
portent à le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se
cacher. Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le
chercher. Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé entre
ces deux droits....
J'interrompis cette argumentation qui vous paraîtra comme à moi
reculer les bornes de la délicatesse, en lui tendant tout ouverte la
dernière lettre de mon pauvre Lucien.
Elle était ainsi conçue:
«Mon cher Geoffroy.
J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens tout de
suite ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrai te trouver. La chose
presse malheureusement. Viens vite.»
II
Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart
M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.
Il me dit en me rendant le papier:
--Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait ravalée
indéfiniment. Je n'ai pas à vous faire subir d'interrogatoire; murons la
vie privée, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi ce temps
perdu?
Au moment où j'allais répondre, il m'arrêta par un de ces regards
coupants qui modifiaient si étrangement l'expression débonnaire de sa
physionomie et reprit:
--Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La
conscience implique la minutie dans la délicatesse. C'est la profession
qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler
de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus
exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein? Je me flanquerais à
l'eau pour ma conscience: c'est la profession.
--Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l'impatience qui
décidément me gagnait, n'a rien à voir en ceci et peut dormir tranquille.
Quand j'ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne de Galway,
elle avait déjà plus d'un mois de date: le temps de courir après moi par
les chemins du Connaught,
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