et quoique trop méprisés pour avoir été les instruments de ses fautes, les
colons supportaient naturellement leur part de cet abaissement mortifiant. Tout
récemment ils avaient vu une armée d'élite, arrivée de cette contrée, qu'ils respectaient
comme leur mère-patrie, et qu'ils avaient regardée comme invincible; une armée conduite
par un chef que ses rares talents militaires avaient fait choisir parmi une foule de
guerriers expérimentés, honteusement mise en déroute par une poignée de Français et
d'Indiens, et n'ayant évité une destruction totale que par le sang-froid et le courage d'un
jeune Virginien[7] dont la renommée, grandissant avec les années, s'est répandue depuis
jusqu'aux pays les plus lointains de la chrétienté avec l'heureuse influence qu'exerce la
vertu[8].
Ce désastre inattendu avait laissé à découvert une vaste étendue de frontières, et des
maux plus réels étaient précédés par l'attente de mille dangers imaginaires. Les colons
alarmés croyaient entendre les hurlements des sauvages se mêler à chaque bouffée de
vent qui sortait en sifflant des immenses forêts de l'ouest. Le caractère effrayant de ces
ennemis sans pitié augmentait au delà de tout ce qu'on pourrait dire les horreurs
naturelles de la guerre. Des exemples sans nombre de massacres récents étaient encore
vivement gravés dans leur souvenir; et dans toutes les provinces il n'était personne qui
n'eût écouté avec avidité la relation épouvantable de quelque meurtre commis pendant les
ténèbres, et dont les habitants des forêts étaient les principaux et les barbares acteurs.
Tandis que le voyageur crédule et exalté racontait les chances hasardeuses qu'offraient les
déserts, le sang des hommes timides se glaçait de terreur, et les mères jetaient un regard
d'inquiétude sur les enfants qui sommeillaient en sûreté, même dans les plus grandes
villes. En un mot, la crainte, qui grossit tous les objets, commença à l'emporter sur les
calculs de la raison et sur le courage. Les coeurs les plus hardis commencèrent à croire
que l'événement de la lutte était incertain, et l'on voyait s'augmenter tous les jours le
nombre de cette classe abjecte qui croyait déjà voir toutes les possessions de la couronne
d'Angleterre en Amérique au pouvoir de ses ennemis chrétiens, ou dévastées par les
incursions de leurs sauvages alliés.
Quand donc on apprit au fort qui couvrait la fin du portage situé entre l'Hudson et les lacs,
qu'on avait vu Montcalm remonter le Champlain avec une armée aussi nombreuse que les
feuilles des arbres des forêts, on ne douta nullement que ce rapport ne fût vrai, et on
l'écouta plutôt avec cette lâche consternation de gens cultivant les arts de la paix, qu'avec
la joie tranquille qu'éprouve un guerrier en apprenant que l'ennemi se trouve à portée de
ses coups.
Cette nouvelle avait été apportée vers la fin d'un jour d'été par un courrier indien chargé
aussi d'un message de Munro, commandant le fort situé sur les bords du Saint-Lac, qui
demandait qu'on lui envoyât un renfort considérable, sans perdre un instant. On a déjà dit
que l'intervalle qui séparait les deux postes n'était pas tout à fait de cinq lieues. Le chemin,
ou plutôt le sentier qui communiquait de l'un à l'autre, avait été élargi pour que les
chariots pussent y passer, de sorte que la distance que l'enfant de la forêt venait de
parcourir en deux heures de temps, pouvait aisément être franchie par un détachement de
troupes avec munitions et bagages, entre le lever et le coucher du soleil d'été.
Les fidèles serviteurs de la couronne d'Angleterre avaient nommé l'une de ces citadelles
des forêts William-Henry, et l'autre Édouard, noms des deux princes de la famille
régnante. Le vétéran écossais que nous venons de nommer avait la garde du premier avec
un régiment de troupes provinciales, réellement beaucoup trop faibles pour faire face à
l'armée formidable que Montcalm conduisait vers ses fortifications de terre; mais le
second fort était commandé par le général Webb, qui avait sous ses ordres les armées du
roi dans les provinces du nord, et sa garnison était de cinq mille hommes. En réunissant
les divers détachements qui étaient à sa disposition, cet officier pouvait ranger en bataille
une force d'environ le double de ce nombre contre l'entreprenant Français, qui s'était
hasardé si imprudemment loin de ses renforts.
Mais, dominés par le sentiment de leur dégradation, les officiers et les soldats parurent
plus disposés à attendre dans leurs murailles l'arrivée de leur ennemi qu'à s'opposer à ses
progrès en imitant l'exemple que les Français leur avaient donné, au fort Duquesne, en
attaquant l'avant-garde anglaise, audace que la fortune avait couronnée.
Lorsqu'on fut un peu revenu de la première surprise occasionnée par cette nouvelle, le
bruit se répandit dans toute la ligne du camp retranché qui s'étendait le long des rives de
l'Hudson, et qui formait une chaîne de défense extérieure pour le fort, qu'un détachement
de quinze cents hommes de troupes d'élite devait
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