Le dernier des mohicans | Page 5

James Fenimore Cooper
qu'il fallait braver les fatigues et les dangers des déserts avant
de pouvoir livrer bataille à l'ennemi qu'on cherchait. Une large ceinture de forêts, en
apparence impénétrables, séparait les possessions des provinces hostiles de la France et
de l'Angleterre. Le colon endurci aux travaux et l'Européen discipliné qui combattait sous
la même bannière, passaient quelquefois des mois entiers à lutter contre les torrents, et à
se frayer un passage entre les gorges des montagnes, en cherchant l'occasion de donner
des preuves plus directes de leur intrépidité. Mais, émules des guerriers naturels du pays
dans leur patience, et apprenant d'eux à se soumettre aux privations, ils venaient à bout de
surmonter toutes les difficultés; on pouvait croire qu'avec le temps il ne resterait pas dans
le bois une retraite assez obscure, une solitude assez retirée pour offrir un abri contre les
incursions de ceux qui prodiguaient leur sang pour assouvir leur vengeance, ou pour
soutenir la politique froide et égoïste des monarques éloignés de l'Europe.
Sur toute la vaste étendue de ces frontières il n'existait peut- être aucun district qui pût
fournir un tableau plus vrai de l'acharnement et de la cruauté des guerres sauvages de
cette époque, que le pays situé entre les sources de l'Hudson et les lacs adjacents.
Les facilités que la nature y offrait à la marche des combattants étaient trop évidentes
pour être négligées. La nappe allongée du lac Champlain s'étendait des frontières du
Canada jusque sur les confins de la province voisine de New-York, et formait un passage
naturel dans la moitié de la distance dont les Français avaient besoin d'être maîtres pour
pouvoir frapper leurs ennemis. En se terminant du côté du sud, le Champlain recevait les

tributs d'un autre lac, dont l'eau était si limpide que les missionnaires jésuites l'avaient
choisie exclusivement pour accomplir les rites purificateurs du baptême, et il avait obtenu
pour cette raison le titre de lac du Saint-Sacrement. Les Anglais, moins dévots, croyaient
faire assez d'honneur à ces eaux pures en leur donnant le nom du monarque qui régnait
alors sur eux, le second des princes de la maison de Hanovre. Les deux nations se
réunissaient ainsi pour dépouiller les possesseurs sauvages des bois de ses rives, du droit
de perpétuer son nom primitif de lac Horican[6].
Baignant de ses eaux des îles sans nombre, et entouré de montagnes, le «saint Lac»
s'étendait à douze lieues vers le sud. Sur la plaine élevée qui s'opposait alors au progrès
ultérieur des eaux, commençait un portage d'environ douze milles qui conduisait sur les
bords de l'Hudson, à un endroit où, sauf les obstacles ordinaires des cataractes, la rivière
devenait navigable.
Tandis qu'en poursuivant leurs plans audacieux d'agression et d'entreprise, l'esprit
infatigable des Français cherchait même à se frayer un passage par les gorges lointaines
et presque impraticables de l'Alleghany, on peut bien croire qu'ils n'oublièrent point les
avantages naturels qu'offrait le pays que nous venons de décrire. Il devint de fait l'arène
sanglante dans laquelle se livrèrent la plupart des batailles qui avaient pour but de décider
de la souveraineté sur les colonies. Des forts furent construits sur les différents points qui
commandaient les endroits où le passage était le plus facile, et ils furent pris, repris, rasés
et reconstruits, suivant les caprices de la victoire ou les circonstances. Le cultivateur,
s'écartant de ce local dangereux, reculait jusque dans l'enceinte des établissements plus
anciens; et des armées plus nombreuses que celles qui avaient souvent disposé de la
couronne dans leurs mères-patries s'ensevelissaient dans ces forêts, dont on ne voyait
jamais revenir les soldats qu'épuisés de fatigue ou découragés par leurs défaites,
semblables enfin à des fantômes sortis du tombeau.
Quoique les arts de la paix fussent inconnus dans cette fatale région, les forêts étaient
animées par la présence de l'homme. Les vallons et les clairières retentissaient des sons
d'une musique martiale, et les échos des montagnes répétaient les cris de joie d'une
jeunesse vaillante et inconsidérée, qui les gravissait, fière de sa force et de sa gaieté, pour
s'endormir bientôt dans une longue nuit d'oubli.
Ce fut sur cette scène d'une lutte sanglante que se passèrent les événements que nous
allons essayer de rapporter, pendant la troisième année de la dernière guerre que se firent
la France et la Grande-Bretagne, pour se disputer la possession d'un pays qui
heureusement était destiné à n'appartenir un jour ni à l'une ni à l'autre.
L'incapacité de ses chefs militaires, et une fatale absence d'énergie dans ses conseils à
l'intérieur, avaient fait déchoir la Grande-Bretagne de cette élévation à laquelle l'avaient
portée l'esprit entreprenant et les talents de ses anciens guerriers et hommes d'État. Elle
n'était plus redoutée par ses ennemis, et ceux qui la servaient perdaient rapidement cette
confiance salutaire d'où naît le respect de soi-même. Sans avoir contribué à amener cet
état de faiblesse,
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