Le dangereux jeune homme | Page 6

René Boylesve
jour où le voit pour l'instant Bernereau. Je n'avais
pas, moi, le programme que vous tenez entre les mains et qui annonce
une simple idylle, et je regardai du plus mauvais oeil ce tiers aux larges
épaules. La jeune madame des Gaudrées à laquelle il faut bien donner
un petit nom: admettons Hélène, allait et venait sur la pierre grise et
moussue de cette terrasse qu'ornaient des géraniums et qu'embaumaient
des résédas. Elle répandait elle-même un parfum qui me parut nouveau.
Et, contemplant la grande pelouse où un ruisseau serpentait, les ormes
magnifiques qui l'encerclaient, une statue rustique et délabrée parmi des
roses, j'eus, pendant que la cloche annonçait si joyeusement le dîner, un
moment de bien-être dont la qualité, après tout, un peu commune, était
relevée de je ne sais quelle âpre saveur.
«En prenant place à table, la jeune madame des Gaudrées, ou Hélène,
qui n'avait pas prononcé une parole, qui paraissait encore timide,
regarda son mari. Oh! je voudrais vous faire entendre, messieurs, tout
ce qui peut être contenu dans ce «regarda son mari». Elle regarda son
crétin de mari d'une façon qu'aucune amoureuse, à ma connaissance,
n'employa jamais pour faire à son amant le plus passionné des aveux.
Avez-vous été aimés, messieurs? Cela arrive. Moi-même, je crois bien
l'avoir été une fois en ma carrière. Ni vous ni moi n'avons été regardés
comme cela! Ne protestez pas; il n'est pas possible que nous ayons été
regardés comme cela!...
--Hé là! et pourquoi, s'il vous plaît?
--Cela se saurait! Quelque témoin se fût rencontré qui m'eût rapporté
cet exceptionnel épisode de votre histoire et de l'Histoire. Quelqu'un
vous l'eût dit de moi, si pareille aubaine m'était advenue.
--Et sous cette oeillade, que faisait le mari?
--Il mangeait son potage, le regard absorbé par l'image d'un coq aux
couleurs vives ornant le fond de son assiette de faïence. Sa femme le

regardait, non pour correspondre avec lui, mais pour son plaisir
personnel: elle l'admirait, elle l'adorait...
--C'était peut-être, dit Bernereau, pour laisser croire à son entourage,
pour vous faire croire à vous, qu'elle l'adorait. Le manège est classique.
Il s'agissait, ce soir-là, d'éviter qu'un nouveau venu pût soupçonner une
intrigue avec le d'Espluchard.
--Ouais! Sachez que madame des Gaudrées était sans hypocrisie avec
son cousin d'Espluchard. Ce fut même sa liberté d'allures avec
d'Espluchard qui nous tira de l'embarras que crée dans un petit groupe
la présence d'amoureux transis. Elle avait avec ce beau garçon une
intimité qui datait de leur enfance commune; entre elle et lui rien de
contraint, rien de guindé. Grâce à lui--qui, ma foi, était un homme
agréable--la glace fut assez vite rompue, et la jeune maîtresse de
maison montra un enjouement qui s'accordait avec sa plantureuse
jeunesse.
--Ouais! dirais-je à mon tour, fit M. Bernereau.
--C'est entendu, Bernereau; vous suivez votre idée. Moi, je suis la belle
des Gaudrées, et je vous avertis loyalement, dussé-je enlever du piquant
à mon récit, qu'elle ne me mène pas du tout où vous prétendez aller.
--Je vous arrête, excusez-moi, dit l'entêté Bernereau. Vous vous êtes
abstenu de nous donner aucun détail physique sur votre héroïne. Je
vous avoue qu'il m'est impossible de m'intéresser à une femme sans
savoir si elle est brune ou bien blonde.
--Elle était brune. Vous voilà bien avancé!
--Ah! fit Bernereau.
--Vous croyiez, Bernereau, avoir identifié mon Hélène des Gaudrées.
Dites-moi: avez-vous connu une femme aimant, mais aimant par goût
fondamental et exclusif, la pêche à la ligne?
--Pas personnellement, non.

--Eh bien! j'ai l'honneur de vous informer que le goût fondamental,
exclusif, de madame des Gaudrées, à part celui qu'elle avait pour son
triste mari, était la pêche à la ligne.
--Oh!
--Vous êtes dépisté. Je continue. Ce goût me fut révélé au cours du
premier repas. Il fallait bien que la conversation tombât sur les
passe-temps ordinaires que l'on pouvait s'offrir au manoir. Là, le
vicomte d'Espluchard dit familièrement:
«--Les patrons pêchent à la ligne, les invités font ce qu'ils peuvent.»
» Et madame des Gaudrées la vieille mère, et la vieille fille
mademoiselle des Gaudrées, jetèrent un coup d'oeil attendri sur le
couple qui, tout le long des jours, prenait en commun un plaisir
innocent. J'avais cru tout d'abord qu'il s'agissait d'une plaisanterie; mais
je me souvins qu'antérieurement à son mariage, cet animal de des
Gaudrées m'avait un jour confié, au milieu d'une conversation sur les
préoccupations politiques et sociales, que, «quant à lui, il se fichait de
tout, pourvu qu'il pût s'asseoir sur la berge d'une rivière poissonneuse».
Le bandit avait eu la veine non seulement d'épouser une femme jolie et
amoureuse, mais une femme possédée du même étrange fanatisme que
lui!
» Vous ne direz pas que c'était comédie, attitude destinée à nous donner
le change: pendant la quinzaine que je passai au manoir, notre
admirable Hélène pêcha à
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