Le cycle patibulaire | Page 2

Georges Eekhoud
elles avaient aussi l'ar?me un peu terreux et suret des fleurs dédaignées, des fleurs de la pomme de terre.... Parfum de touffeur, d'orage et de sol détrempé....
Combien de fois, dans la gloriette, me suis-je promené autour de toi, avec des haltes fréquentes, après avoir fait le tour du jardin! Amour reposant et s?r, viriles débondes, harmonieuse et pleine réfection des sens.
Cela devint une habitude.
Jamais de jalousie, de bouderie ou d'humeur. Je te retrouvais toujours secourable et complaisante comme je t'avais laissée la veille....
C'est à peine si au mois des sureaux ou vers la chute des feuilles nos prostrations normales, longues, absolues, sans subterfuges et sans artifices, dignes de la Nature qui n'entend pas malice en ses oeuvres, furent un peu plus violentes, ton rire moins joyeux et ta prunelle plus fiévreuse!
Une année, une pleine année de totales et copieuses possessions, ma soeur, ma libre et candide ma?tresse!
Pourquoi ne me demandas-tu ni promesses ni gages? Il ne me fallut rien te jurer. Tu t'étais donnée comme je t'avais prise, tacitement, après quelques visites, sans préambule apparent, sans que nous ayons parlé de cela.... Je crois même que nous parlions de bien autre chose: de la vieille servante du curé, si bavarde; de ton voisin, le fils du charron, ce rougeaud dont tu te moquais de si bonne foi, ou d'objets moins notables encore, de la voiture du baron d'Armelbrang, qui venait de passer avec un fracas despotique sur la grand'route silencieuse.... Midi. Les mouches pamées et moribondes battent des ailes au bord de la vitre. Tu me tends une allumette enflammée pour rallumer ma pipe, tu ris de ma maladresse et de ma distraction, je prends tes mains, je les presse, tu ris toujours, mes dents crissent, j'ai froid dans le dos, et comme tu te recules derrière le comptoir, je te renverse et hume, cueille et m'approprie les irritantes prémices de ta jeunesse.
Damnation!... A ce seul souvenir mon sang s'insurge et se cabre comme un coursier de guerre dresse l'oreille à la fanfare de la charge.... Et ce jour-là, je revins te voir au crépuscule.... Et comment se fait-il que rien de ce jour ne me fut indifférent, que je revois jusqu'au sarrau bleu de ton polisson de frère, qui rentra ce soir, un peu éméché, son foulard rouge sortant de la poche, et qui crut devoir me distraire on me proposant une partie de billard.... Le brave gar?on!
D'où vient que je te regrette, ma blonde potelée, crème de femme, fra?che et moelleuse, ferme et tendre, douce à respirer comme les simples, sapide comme une m?re sauvage mordue à même les buissons, d'une saveur presque fraternelle, aussi caressante au toucher que l'étoffe satinée des martagons du jardin!
Me faut-il apprécier seulement aujourd'hui ton amour s?r et reposant, le seul qui ne me laissa ni rancoeur, ni déboire? Dis, faut-il que ce soit seulement aujourd'hui? Et le sentiment de cet amour qui ne me démolit point qui m'assouplit et me fortifia même comme un massage, qui n'eut rien d'artificiel et de corrodant, se met à fermenter maintenant dans mon coeur. Ainsi l'anodine et rafra?chissante bière blanche du pays devient capiteuse et tra?tresse dans les cruchons de grès hermétiquement clos.
Lorsque je partis pour la ville, tu ne te plaignis même pas, fille incomparable. Devant les tiens ta main secoua cordialement la mienne. Demeurés seuls un instant, ton baiser ne fut ni plus exaspéré ni moins balsamique que de coutume.... Tu demeuras bonne, rieuse, accorte, comme toujours.
C'était pourtant en mai, amie point comédienne, et le jardin que me vantait ton père serait si glorieux cette année et recommencerait avec tant d'exubérance et de prodigalité sa carrière dont nous avions suivi les progrès avec tant de sympathie l'autre été.... Et tu n'avais point démérité, tu n'avais point vieilli.
Pas une allusion à la vie nouvelle qui commen?ait pour moi et aux conséquences de notre séparation.... Nous nous quittions bons camarades, comme nous nous étions rapprochés....
Les premiers mois de l'absence, je m'échappai, de loin en loin, de la ville, pour te faire visite. Heureux, dans mon égo?sme, de te trouver toujours rose, rieuse et vaillante.
La dernière fois, c'est d'un air très simple et avec une pudique rougeur bien loyale, nullement affectée, que tu te levas à mon entrée.... J'interrompais ton tête-à-tête avec le fils du charron.... Vous étiez attablés près de la fenêtre.... Assis à ma place habituelle, le gars me tira gauchement sa casquette.... Et devant ton bon sourire, et devant la fa?on dont tes yeux clairs me désignaient, pour ton fiancé, le ferme et crane gaillard dont les grosses cuisses et le visage de pleine lune te mettaient en gaieté autrefois, je fus sur le point d'oublier que rien ne se f?t passé entre nous, de croire, mon enfant, à ton innocence, bien entendu à cette innocence de la chair, dont parlent le catéchisme et
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