Le cycle patibulaire | Page 3

Georges Eekhoud
la poésie surannée--car pour celle de ton coeur, de ton bon coeur, je n'en ai jamais douté....
Cette fois, pourtant, profitant d'une sortie de ton futur baes, le male de mine prolifique, je voulus t'embrasser et te traiter comme devant. C'était mal, pervers cela, et sortait de notre honnête commerce des jours passés. Aussi tu ne me dis rien, tu ne te rebiffas pas avec colère, mais sans effarouchement, sans pruderie affectée, tu me regardas d'un air surpris, d'un air indifférent, de l'air inconsciemment cruel dans son affabilité même d'une personne renseignant un visiteur qui se trompe d'adresse....
Pas d'autre changement en toi. Tu restais mon bon camarade, ma blonde réjouie. Tu te laissas embrasser, tu te laissas embrasser... si passive, que je n'eus plus envie de recommencer. Et sans qu'il y e?t eu reproche ou autre explication, toute velléité de renouveau amoureux avec toi me passa....
Cela fut si simple, si digne, si dépourvu de mise en scène et de posture que dans le moment je fus conquis à la situation nouvelle sans un regret, sans un dépit, même pris de vénération pour l'extraordinaire fille. Je fus même de belle humeur, je riais et te racontai, un peu en hableur et en gascon des histoires merveilleuses de la grande ville, et le soir, quand ton frère rentra, accompagné du charron membru, je perdis royalement, au billard, deux tournées de bière blanche, et tu pus croire,--oh! le complément suave de ma chair!--que je te perdais avec autant de résignation et de sérénité que le reste de l'enjeu....
Vois, la contagion de ton insouciance et de ton tempérament peu romanesque; l'après-midi, je ne songeai pas même à faire un tour au jardin, ou à aller seul m'asseoir, élégiaquement, sous la tonnelle.... J'entrevoyais, au delà de la cour, les rouges pivoines enrichies de diamants par la dernière averse et je respirais des bouffées de terre humide et de fleurs potagères....
--Allons, Monsieur Jules, un petit tour de jardin!...
--Tout à l'heure, baes, tout à l'heure!...
Mais à présent, rentré à la ville, ce n'est plus la même chose. C'en est fait de mon beau calme, de mon indifférence, de mon dédain, de mon renoncement. Veux-tu croire, ? succulente fille, amoureuse au rago?t inoubliable, que je souffre à l'idée de ton mariage avec ce rustre aux étreintes victorieuses! Je me le représente à l'oeuvre, le gaillard expéditif. Un voile passe devant mes yeux. Vrai, s'il était ici, je lui chercherais querelle, moi qui l'ai complimenté sincèrement, moi qui ai mis et sans arrière-pensée, alors, vos mains l'une dans l'autre, et qui ai promis d'assister à la noce....
Pardonne cette déclaration, la première, mais depuis, je commence à croire que je t'ai aimée. C'était donc de la passion pour de vrai, et non de la bagatelle, du simple plaisir, de l'amusement corps à corps que nous prenions sous la tonnelle du banal jardin.... Heureusement, positive campagnarde, que tu n'as jamais lu de livres et d'autres bêtises où des gens, sous prétexte qu'ils se voient volontiers de près, se lamentent, rêvassent, pérorent, se rongent le coeur, se boudent, se jalousent au lieu de profiter de l'occasion et du temps, et de s'accoler, et de se mêler....
D'ailleurs, tu n'y comprendrais rien. C'est la ville qui réveille et entretient chez nous ces lubies, ces chimères d'enfant gaté, ces recherches de midi à quatorze heures, et qui nous fait regretter,--oh! ne ris pas trop!--comme des trésors de bonheur, des périodes culminants de béatitude, des paroxysmes de félicité, l'habitude, le passe-temps, le plaisir machinal, le pis-aller d'autrefois....
Tu ne ressasseras pas le passé, toi, ma placide et simplice compagne des francs jeux, tu ne rumineras point ta vie morte et ne conna?tras jamais les lancinantes nostalgies, ma simple et rose femelle, quand des enfants, beaucoup d'enfants, te seront venus....
--Un tour de jardin, Monsieur Jules....
Ah! baes, je ne hausserais plus les épaules et ne ferais plus le fort, l'homme raisonnable à présent. Le jardin! Je m'y précipiterais, j'y courrais en fanatique, je m'y plongerais, comme dans un sanctuaire miraculeux, à la fin d'un mélancolique et fervent pèlerinage....
Ah! ce Jardin! Ce que je m'y promène, d'ici, en pensée, ce que j'en hume les parfums violents, ce que j'en admire les fleurs barbares, ce que j'en croque les fruits rêches. Autant ces objets étaient passifs, couchants, effacés, tout à ma dévotion, là-bas, au temps de ma liaison avec ta fille, digne baes, autant à présent ils me hantent, m'obsèdent, me bourrèlent, impérieux, narquois, désirables.
Pas un détail que ma mémoire ne me rabache. Les plus futiles sont les plus acharnés. Le revers de la main dont le charron s'essuie le front et rejette en arrière sa casquette de soie; la couleur saurette de ses bragues rapiécées, la camisole rose de la petite, les turquoises de ses boucles d'oreille. Une touffe de pensées qui expiraient, dans un verre d'eau sur le comptoir. L'odeur
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