Le cycle patibulaire | Page 6

Georges Eekhoud
de
tes transes. Depuis ce moment tu semblas te résigner. Ce ne fut plus, jusqu'à notre arrivée

à Zoersel, dans ton coeur comme dans le mien, qu'un doux et mystérieux serrement,
qu'une angoisse étrangement voluptueuse.
Et ce clocher qui avait eu, tout le temps, l'air de nous conjurer!
Après avoir passé quelques tènements de maisons, au tournant d'un dernier coin qui nous
masquait la perspective, nous débouchâmes dans une sorte de carrefour, devant le
cimetière, à l'heure où finissait la grand'messe.
Et, brusquement, de tomber sur un attroupement de jeunes blousiers, campés sous un
tilleul centenaire pour voir défiler leurs savoureuses paroissiennes, avant de se répandre
dans les estaminets....
C'était eux:
Les patauds très entreprenants, ennemis jurés de la ville et des oeuvres urbaines, les
gaillards exubérants, mais sans aucune urbanité, les réfractaires que nous signalaient,
depuis des heures, à la suite du cuistreux journal, le ciel bougon, la campagne haletante,
la pluie trop tiède et les sèves exaltées.
Montés en couleur, les pommettes et les oreilles avivées par les ablutions dominicales et
le raclage chez le frater, sanglés dans leurs bragues de drap noir bien cati; la casquette de
moire rafalée dans le cou, ou posée de travers en éborgnant de la large visière les plus
dégingandés de ces farauds; les sarraux bleus empesés, fronçant à l'encolure et ballonnant
comme une cloche; mains en poches ou bras croisés; tous calés comme des lutteurs, dans
la posture avantageuse et luronne du cochet du village qui se sait la cible des plus
convoiteuses oeillades de sa paroisse.
La plupart n'arboraient que de naissantes moustaches ou qu'une mouche de poil follet. Il y
avait dans ce rassemblement des cadets de seize ans comme des gars de trente; de grands
poupards, un peu veules, blonds comme le chanvre, aux yeux d'un bleu de faïence, l'air
timide et passif, coudoyaient des brunets musclés et trapus, frisés comme des moutons,
aux prunelles ardentes et veloutées. Et dans le tas de ces gaillards de complexion normale,
s'insinuaient un ou deux rousseaux chafouins et grêlés, puis l'invariable bossu, le loustic
de la bande, et enfin, le non moins fatal innocent, le mystérieux prédestiné, ayant poussé
à la pluie et au vent, maltraité ou choyé suivant la superstition dominante, tantôt objet de
terreur, tantôt fétiche bienfaisant, tenu tour à tour pour un visité de Dieu et pour un
possédé du diable, battu comme plâtre et lapidé pendant l'épizootie ou après la grêle ou le
feu; entretenu et dorloté à la veille des moissons, et, sous ses guenilles, plus beau, plus
sain encore que les plus plastiques de ses compagnons, tellement beau que les faneuses
aux champs se signent et s'enfuient lorsqu'il rôde autour d'elles, autant par crainte de
polluer l'oeuvre divine que de tenter le démon....
Et pourtant elles ne sont pas filles à se laisser facilement rebuter!
Mannequinées dans leurs cottes bouffantes, fières de leur fichu de damas ou de laine
frangée, des coiffes ailées ou des bonnets enrubannés encadrent leurs visages ronds.
Leurs galbes évoquent plutôt le fruit mûrissant, un peu rêche et acidulé, que la fleur

satinée aux fragiles pétales. Pataudes à l'épiderme résistant, préparées, par les morsures
du soleil et les gelées corrodantes, aux non moins âpres baisers de leurs galants. Hanches
fournies, gorges fermes et protubérantes défient rudes étreintes, accolades intempestives,
inopinés corps à corps parmi les foins nouveaux des meules ou les foins plus suborneurs
encore des granges.
D'avance leurs yeux hardis et lascifs scrutent et palpent sans vergogne les formes de leurs
épouseurs. Femelles solides comme les mâles, aussi libres que leurs compagnons de
charroi et de culture, trayeuses sans préjugés; pour peu que le poursuivant temporise,
elles sont capables de lui déclarer à brûle-sarrau leur légitime envie et même d'essayer
leur coucheur avant les noces. Dam! on ne connaît pas le divorce au village et, comme
elles disent, on n'achète pas un boeuf pour un taureau!
Lourdes dévotes, pour se donner contenance, elles manipulent des missels graisseux
imprimés en caractères d'abécédaires à l'intention de ces liseuses ânonnantes et leurs
doigts gourds défilent machinalement des chapelets de buis.
Il nous fallait passer, couple intrus, entre la procession des femmes et l'immobile carré
des regardants. Appariés, nous déréglions la communauté; nous manquions à l'édifiante
séparation des jupes et des blouses.
Surpris par notre présence insolite et presque dévergondée, on nous dévisagea, à droite et
à gauche, d'un air torve et pantois.
Cette confrontation ne dura que quelques secondes; en me la rappelant, j'en ai froid
jusqu'aux moelles; mais j'en regrette la délicieuse angoisse et le charme pervers. Ce
monde m'était plus affectif que sinistre.
Massés sur le mamelon au pied de l'arbre, affriolés au passage de leurs pataudes, n'est-ce
pas que ces laboureurs en parade dégageaient un fluide plus impérieux et plus
magnétique que les grands chênes de tout à l'heure?
J'augurai d'emblée leur
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