Le cycle patibulaire | Page 5

Georges Eekhoud
malheurs ont déjà
failli arriver.
«Enfin dimanche dernier, deux villageois croyant faire oeuvre pie, ont tiré un coup de
pistolet sur le machiniste qui fait la navette entre Schilde et Wyneghem. Tous ces faits,
qui montrent, sous un jour si révoltant, l'ignorance et la brutalité de nos ruraux, sont
attestés par le clérical Phare de l'Escaut qui les déclare dignes de peuplades sauvages. Ce
journal ajoute, ce qui est plus caractéristique encore, que ces méfaits se commettent avec
la complicité morale de toute la population qui y applaudit.»
La diatribe ne me revint pas intégralement à l'esprit en cheminant dans les varennes
hantées par ces pseudo-vandales. Cependant, je parvenais à en reconstituer les principales
beautés. Je me répétais ces phrases topiques et les ruminais avec un singulier délice. Ces
voltairiennes doléances me rendaient encore plus chère l'atmosphère de cette matinée
dominicale au coeur du fruste pays.
D'ailleurs, pour exalter mes amours jusqu'au paroxysme, il me suffit d'imaginer le pire
opprobre dont la foule répouvée accablerait mes élus!...
Si je ne te communiquai pas, à mesure qu'elle se développait, cette méditation en quelque
sorte apéritive, c'est que je craignais à une méprise de ta part devant l'indéterminé, et
peut-être à une injustice, devant l'apparente férocité de ma pensée. Peut-être
appréhendai-je que, traduite en paroles, elle ne s'éventât comme un bouquet compliqué et
subtil. Pudeur de la très intime pensée! Peur de la voix qui trahit ce que la parole déguise.
Silence gardé non par crainte de trop bien se comprendre, mais par crainte de ne pas
concerter assez....
Que de circonstances entretinrent et rehaussèrent ces évagations!
A mi-chemin de l'étape une pluie chaude tomba. Trop anodine pour friper ta légère
toilette de barège, elle suffit pour mettre en liesse la végétation altérée. L'odeur
aromatique et pénétrante que cette aspersion fit sortir des arbres!
Ma ferveur patriale s'en réjouit comme d'une caresse arrachée à ce ciel renfermé et à cette

plaine exclusive.
Le pays m'assimilait à ses crânes réfractaires. Il me savait épris de longue date, de la
pluie, des glorieuses pluies d'été de la Saint-Médard qui, despotiquement, pourrissent les
foins et avarient les moissons, mais qui flattent et satinent les feuillages et allaitent les
grands arbres au choc des nuées mamelues.
Ce dimanche faste, lourd d'accalmie, je me sentis presque défaillir de gratitude au parfum
réveillé, au parfum vierge des sèves. Les essences pubères, titillées par l'averse,
s'efforçaient de précipiter, à forces d'effluves capiteux, les spasmes d'un orage lent à venir.
Chaque rideau d'arbre émettait son arôme particulier. Dans ce concert, le parfum des
chênes était le plus fort; fleur viril de l'hercule des arbres. Les bouleaux expiraient des
senteurs moins âcres, moins effrénées. Les pins religieux et continents, trop tentés,
trahissaient leurs angoisses par des bouffées d'encens mystique; tandis que bruyères et
genévriers, non moins effervescents, se livraient aux abeilles éperdues.
Comme, par ce temps équivoque, pays et paysans étaient corrélatifs! Et ce ciel verdâtre
où des quadrilles de nuages s'entraînaient pour la chevauchée décisive ou s'évitaient, avec
des feintes de lutteurs qui tardent à en venir aux mains et qui, avant le corps à corps,
amusent et exacerbent l'anxiété du tapis! Et, par moments, cet horizon plombé, opaque,
tout d'une teinte, traversé d'obliques éclairs et de fallacieux coups de soleil!...
Autant d'annonciateurs des faces mystérieuses, délicieusement énigmatiques, de mes
braves bagaudes campinois, de ces faux apathiques aux félins et inquiétants sourires, aux
poses languides aux lents regards capons!
Et, plus bas, la verdure mouillée, en sueur, luisait comme après la rixe, l'amour ou la
corvée, les roses joues pleines. Et, sourdant du sol, comme d'une croupe fumante, cette
vapeur si lourde, si oppressive qu'elle ne montait pas jusqu'aux branches ragaillardies,
mais n'ouatait que les broussailles!...
Qui dira jusqu'à quel point, mon aimée, nos sensations se rapprochèrent durant ce
houleux silence. Aujourd'hui, je tenterai de te confesser les miennes malgré que je râle et
que je suffoque encore en les imaginant:
Te sentant menacée, environnée de désirs hostiles, j'aurais dû t'aimer mieux, n'est-ce pas?
Eh bien, non! d'occultes rivaux, d'imminents ravisseurs m'incitaient à je ne sais quelle
félonie, à quel partage de mon unique trésor. Je perçus des déclarations bourrues
bruissant à tes oreilles, c'était comme si les plus entreprenants te soufflaient leur haleine
au visage; les froissements des branches devenaient des attouchements de sylvains.
Qu'importe! Je n'en éprouvais aucune jalousie. Nous avancions. Sans m'échauffer tu te
blottissais contre moi. A l'entrée de cette sente à travers la chênaye, où les feuillages
rapprochaient tellement leurs ramures qu'un char de moissons y avait accroché au
passage des épis et des brindilles de foin, tu t'arrêtas net comme si des bras allaient
t'étreindre et t'emporter. Je vis ce mouvement mais n'y pris point garde. Je t'entraînai en
avant. Plus loin, tu frissonnas à l'alerte d'un écureuil grimpant au faîte d'un sapin. Je ris
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