de figures peintes en camaïeu, entre lesquelles l'enfant
distinguait un ange qui sonne du cor et qui, le pieu à la main, poursuit
une licorne réfugiée dans le giron d'une vierge.
Tout cela lui parut incompréhensible, mais nullement désordonné. Il
était dans le tempérament de ce petit être sensible et résigné de
considérer l'univers comme un immense rébus. Rien n'est plus
judicieux, et seuls les esprits qu'absorbent de médiocres préoccupations
cessent de rechercher le sens de ce vaste spectacle. A combien
d'interprétations étranges et émouvantes la nature ne se prête-t-elle pas,
elle qui sait à ses pires duretés donner les molles courbes de la beauté!
Quand, de son musée, Bérénice, orpheline, vint à Paris pour être
ballerine à l'Éden, elle ne s'étonna pas un instant, car l'ordonnance des
tableaux où elle figura autour des déesses d'opérette lui rappelait assez
les compositions du roi René. Elle trouva naturel d'y participer, ayant
pris, comme tous les enfants, l'habitude de se reconnaître dans
quelques-unes des figures de ces vieux panneaux. Elle accepta l'autorité
du maître de danse, comme les simples se soumettent aux forces de la
nature. C'est un instinct commun à toutes les jeunes civilisations, à
toutes les créatures naissantes, et fortifié en Bérénice par les panneaux
religieux du roi René, de croire qu'une intelligence supérieure,
généralement un homme âgé, ordonne le monde.
Son acceptation, d'ailleurs, avait toute l'aisance des choses naturelles,
sans le moindre servilisme. Ce sentiment avait été développé en elle par
l'image familière et bonhomme que la légende lui donnait du roi René,
fondateur du château et patron de cet art. Elle savait plusieurs
anecdotes où ce prince accueille avec bonté les humbles. L'imagination
qu'elle se fit de ce personnage contribua pour une bonne part à lui
former cette petite âme qui n'eut jamais de platitude. Bérénice
considérait qu'il est de puissants seigneurs à qui l'on ne peut rien refuser,
mais elle ne perdit jamais le sentiment de ce qu'elle valait elle-même.
Excellente éducation! qui eût fait d'elle la maîtresse déférente mais non
intimidée d'un prince, et qui lui laissait tous ses moyens pour donner du
plaisir. Qualité trop rare!
En vérité, ce musée convenait pour encadrer cette petite fille, qui en
devint visiblement l'âme projetée: d'imagination trop ingénieuse et trop
subtile, comme les vieux fonds de complications gothiques de ces
tableaux; de sens bien vivant, comme ces essais de paysages et de
copies de la nature, où la Renaissance apparaît dans les oeuvres du
quatorzième siècle.
Cette petite femme traduisait immédiatement en émotions
sentimentales toutes les choses d'art qui s'y prêtaient. Les grandes
tapisseries de Flandre et les peintures d'Avignon formèrent sa
conscience; les orfèvres de Limoges, les chaudronniers de Dinan lui
faisaient une maison parée, où elle vécut sans camarade et apprit les
rêveries tendres, qui sont choses exquises dans un décor élégant.
Il y avait dans une vitrine une dentelle précieuse pour sa beauté; et
l'enfant, qui se distrayait à suivre les visiteurs et à écouter les
explications que leur donnait son père, avait observé que les messieurs
souriaient et que les jeunes femmes, rougissant un peu, se penchaient
sur cette claire vitrine avec plus d'intérêt que sur aucun autre numéro du
catalogue. Cette dentelle avait été offerte par le roi charmant, le Louis
XV des premières années, à l'une de ces maîtresses d'un soir qu'on avait
soin de lui présenter à chaque relai, afin qu'il pût se rendre compte des
ressources de son royaume. Ce gage, qu'avaient peut-être trempé les
pleurs de la mélancolique délaissée, était gardé dans sa famille, une des
premières du Languedoc, et transmis précieusement à celle qui épousait
le fils aîné de la maison. Quand la mort eut dissipé la dernière goutte de
ce sang honoré par les rois, la légère dentelle fut recueillie dans le
musée. Les érudits méprisaient fort cet anachronisme, mais Bérénice, le
nez écrasé contre la vitre, souvent rêva d'un prince René, très jeune et
revenant des pays du soleil avec des voitures pleines d'un art joyeux.
Les petites filles bien nées rêvent toutes confusément d'une renaissance
italienne: c'est l'état d'âme de notre race au quinzième siècle, un peu
seule et desséchée, aspirant au baiser sensuel de l'Italie.
* * * * *
J'ai des doigts bien lourds pour vous indiquer, dans les sourires et les
plis délicats du visage de Bérénice, tout ce qu'y marquèrent ces vieilles
oeuvres. Ne croyez pas du moins qu'elle fût triste. Gomme ceux de son
âge, elle avait des jouets, mais par économie on les lui choisissait dans
les vitrines.
Son album d'images, c'était la reproduction photographique d'un livre
qu'à leur retour d'Italie portaient avec eux, comme galante mémoire, les
compagnons de Charles VIII, car y étaient dépeintes, sous divers
costumes et à l'état naturel, beaucoup de femmes violées par ces
seigneurs.
Elle adopta comme poupée une petite image de Notre-Dame en or, qui
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