Le culte du moi 3 | Page 7

Maurice Barrès
l'autre parti. L'ardent patriotisme de ses
monographies du Languedoc et de la Provence le dispensèrent de
profession de foi, en sorte que, par la suite, il parvint au Sénat.
Dans sa gratitude, il offrit au département sa collection, qui en
grossissant, l'accablait, et qu'on installa sous le nom de Musée du roi
René dans une propriété de l'État, au château de Joigné, bâti jadis par le
roi René. Il y fit placer comme gardien le mari d'une jeune femme qu'il
aimait et qui avait pour fille la toute petite Bérénice.
Et c'est ainsi que l'enfant grandissante alimenta ses premiers appétits
dans un cycle de choses, mortes pour l'ordinaire des hommes.
La vaste pièce qu'occupait le musée dans cette lourde et humide
construction était chauffée pendant l'hiver et toujours fraîche au plus
fort de l'été.
La petite fille y passa de longues après-midi, seule parmi ces beautés
finissantes qu'elle vivifiait de sa jeune énergie et qui lui composaient
une âme chimérique.
Les murs étaient recouverts d'une tapisserie de haute lice, connue sous

le nom de Chambre aux petits enfants, toute semée de grands herbages,
de petits enfants et de rosiers à rosés, parmi lesquels plusieurs dames à
devises faisaient personnages d'Honneur, de Noblesse, de
Désintéressement et de Simplicité.
Honneur était si fort mangé des vers que Bérénice ne put savoir au juste
ce que c'était; de Noblesse, elle distingua simplement la belle parure;
mais Désintéressement et Simplicité lui sourirent bien souvent, tandis
qu'elle les contemplait, haussée sur la pointe des pieds, pour mieux les
voir et pour ne pas effaroucher le silence qui est une part de leur beauté.
Peut-être quelquefois l'enfant les déchira-t-elle légèrement du bout des
doigts, énervée par les longs mistrals, tandis que le petit village sonnait
chaque heure avec une précision si inutile au milieu de ce désert. Mais
toute sa vie elle n'aima rien tant que ces dames de Désintéressement et
de Simplicité, doux visages qui évoquaient pour elle les résignations de
la solitude.
La gloire de ce musée est une abondante collection de panneaux peints,
mi-gothiques, mi-flamands, traités les uns avec la finesse et la
monotonie de la miniature, les autres dans la manière des vitraux. A qui
les attribuer? Voilà une question d'esprit tout moderne et que nos aïeux
ne se posaient pas plus que ne fit Bérénice.
La peinture, pour les êtres primitifs, est un enseignement. Ces
panneaux ne sont pas l'expression d'un rêve particulier, mais la
description de l'univers tel qu'il apparaissait aux meilleurs esprits du
quinzième siècle. Ce sont, rassemblées dans le plus petit espace et
infiniment simplifiées, toutes les connaissances qu'un esprit très orné de
cette époque pouvait avoir plaisir à trouver sous ses yeux. Un tableau
avait-il du succès? il était copié indéfiniment, comme on reproduit un
beau livre. C'est ce qui explique que, dans ce musée du roi René, nous
retrouvions à peine modifiés des tableaux d'Avignon, de
Villeneuve-lez- Avignon, d'Aix, et de tous ces villages de Provence.
Ces tableaux, pas plus que les chansons de gestes ou les rapsodies, ne
peuvent être dégagés de la manière générale du cycle dont ils font
partie. Mais quelle abondance de détails des artistes, reprenant sans
trêve un même thème pour l'améliorer, ne parvenaient-ils pas à

rassembler dans leurs panneaux!
Bérénice y trouva des notions d'astronomie et de géographie, et tout son
catéchisme, puis de petites anecdotes qui l'amusaient, et enfin des
bonshommes agenouillés, les portraits du donateur, qui lui indiquèrent
nettement quelle attitude sérieuse et sans étonnement il convient
d'apporter à la contemplation de l'univers.
La suite de sa vie me donne lieu de croire qu'elle profita surtout devant
la Pluie de Sang: c'est Jésus entre deux saintes femmes, dont Marie
l'Egyptienne, personne maigre qui, vêtue de ses cheveux comme d'une
gaine, est tout à fait délicieuse. Véritable «fontaine de vie», le pauvre
Jésus dégoutte d'un sang qu'elles recueillent, et il s'épuise pour les deux
belles dévotes. Cette image désolante parut à l'enfant une représentation
exacte de l'amour suprême qui est, en effet, de se donner tout, se
réduire a rien pour un autre. Plus tard, ne l'ai-je pas vue qui se
conformait, jusqu'à mourir de langueur amoureuse, à cette éducation
par les yeux?
D'autres tableaux étaient plus sévères pour l'imagination d'une fille.
Travaux de miniaturiste agrandis, du genre qu'on voit à Aix. Le
Buisson Ardent, par exemple: dans le panneau du milieu, la Vierge
accroupie tient sur son giron Jésus tout nu, et ce petit Jésus s'amuse
d'une médaille représentant sa mère et lui-même; au-dessous d'eux,
dans une campagne faite de prairies, de rivières et de châteaux,
flamboie un buisson emblématique de chênes verts qu'entrelacent des
lierres, des liserons, des églantiers, et plus bas encore, Moïse se
déchausse sous les yeux d'un ange, tandis qu'un chien garde des
moutons et des chèvres. Ces beaux sujets sont largement encadrés par
une suite
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