Le culte du moi 3 | Page 9

Maurice Barrès

s'ouvrait par le ventre et où l'on voyait la Trinité. Tous ses jeux étaient
ennoblis.
Il y avait encore, pour la distraire, un précieux ex-voto dédié à sainte
Luce à qui, comme on le sait, les païens arrachèrent les yeux, et cette
relique était un merveilleux vase avec des yeux peints au fond,--ce qui
pour le père, bonhomme un peu lourd, pour la mère, jeune femme vive
et rieuse, et pour la jeune Bérénice, elle-même, était un inépuisable
sujet de joie.
Ainsi les choses lui faisaient une âme sensible et élégante. Le danger
était qu'elle s'enfermât dans la vie intérieure, qu'elle ne soupçonnât pas
la vie de relations.
En cela son éducation fut excellemment complétée par le compagnon
ordinaire de ses jeux, un singe, que sa mère avait obtenu pour un long
baiser d'un matelot à peine débarqué a Port-Vendrès. Et ce singe, en
même temps qu'il lui apprit l'art de figurer les passions, lui vivifiait
l'univers, jusqu'alors pour elle un peu morne.
Mais le mot essentiel sur la vie, la formule d'action, réduite à ce qu'en
peut fournir une petite rêveuse de grande indigence intellectuelle, lui
fut dit sous la galerie en demi-cloître du château.
Dans cette cour pleine de pierres tombales, de sculptures mutilées, de
verdures et des herbes violentes du Languedoc, elle vit un débris
gothique dont l'énergique symbolisme, ironie et vérité trop crues, la
frappa singulièrement: c'était un monstre qui d'une main se mettait une
pomme dans la bouche, et de l'autre, avec un doigt délicat, désignait le
bas de son échine.
Cette attitude si simple et nullement équivoque fut un enseignement
pour cette petite fille. Le cynique professeur lui fit voir qu'il y a une
corrélation entre la nécessité de vivre et le geste de la sensualité. De ce
sphinx-gargouille elle reçut le tour d'esprit qui lui fit accepter toute sa
vie les familiarités des vieillards.

* * * * *
Ainsi l'enfant grandit durant dix années, jusqu'à la mort des siens; et
chaque saison, elle faisait mieux voir les vertus que ce musée déposait
en elle. Elle ressentait tous les mouvements de ce passé compliqué,
ardent et jeune, auquel elle avait laissé prendre son coeur.
Mais si cette vapeur de mort, qui se dégage des objets ayant perdu leur
utilité, purgeait le coeur de Bérénice de toute parcelle de mesquin et de
bas, peut-être a trop pénétrer cette petite fille la rendait-elle maladroite
à supporter la vie. Une âme embrumée, dans un corps infiniment
sensible, telle était celle que nourrissait ce tombeau orné. Son masque
entêté offrait de grandes analogies avec le petit buste du musée d'Arles,
où la légende voit ce mélancolique Marcellus, le jeune prince qui ne put
vivre. Quand elle descendait dans l'appartement des siens, une façon de
loge de concierge, elle s'y sentait étrangère et comme une petite exilée.
Virgile, s'il est vrai qu'il pleura sur la pauvre race italiote, trop attachée
au passé, incapable de supporter sans gémir les temps nouveaux, eût été
entraîné vers cette fille qui, pour se préparer à la dure vie des
dédaignées, ne savait que s'envelopper de la part originelle de sa race.
Parfois, à la fraîcheur du soir, après ces journées du Midi si grossières
de sensualité, sa mère, jeune femme distraite et toute à se désoler de
son vieux mari, la préparait pour sortir. Dans l'armoire à glace,
fortement parfumée des herbes recueillies sur la garrigue, le soleil
couchant envoyait quelques rayons, et sa mère, pour la coiffer, en tirait
un petit chapeau de velours rouge, qui remplissait l'enfant passionnée
du sentiment de la beauté et brisait ses nerfs d'une douceur délicieuse,
dont l'ébranlement retentit jusqu'en sa chère agonie. Mais elle se
contraignait jusqu'à ce qu'elle fût sur la route, où sa mère s'écartait pour
rire avec des jeunes gens. Alors, dans l'obscurité descendue, elle
sanglotait, comprenant confusément que la vie des êtres sensibles est
chose somptueuse et triste.
O ma chère Bérénice, combien vous êtes près de mon coeur.
* * * * *

CHAPITRE CINQUIÈME
BÉRÉNICE A AIGUES-MORTES.--LES AMOURS DE
PETITE-SECOUSSE ET DE FRANÇOIS DE TRANSE.
J'étais à Arles depuis quelques jours, et cependant que j'en visitais les
mélancoliques beautés, je m'étais mis en relation avec les esprits les
plus généreux de l'arrondissement, avec ceux qui sont impatients de
toute modification et avec ceux qu'on avait mécontentés. Nous
causâmes ensemble des injures subies par la patrie, tant à l'intérieur
qu'à l'extérieur, et de politiques nos relations devinrent presque
cordiales.
Au milieu de ces délicates démarches, c'est Bérénice qui m'occupait.
Arles, où rien n'est vulgaire, me parlait de l'enfant du musée du roi
René. Ses arènes et ses temples dévastés manifestent que les hommes
sont des flétrisseurs; or si j'ai tant aimé ma petite amie, c'est qu'elle était
pour moi une chose d'amertume. Mon inclination ne sera jamais sincère
qu'envers ceux de qui
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 45
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.